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F = "e" féminin
| = césure
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Théodore de BANVILLE
Les Cariatides
1842
LIVRE DEUXIÈME
CEUX QUI MEURENT ET CEUX QUI COMBATTENT
III
LES DEUX FRÈRES
Patientez encor | pour une autre folie. 6+6 a
Les temps sont si mauvais, | que pour son pauvre amant 6+6 b
La muse n'a gardé | que sa mélancolie. 6+6 a
Donc naguères vivaient, | sous l'azur d'Italie, 6+6 a
5 Deux frères de Toscane | au langage charmant, 6+6 b
Qui n'avaient qu'eux au monde | et s'aimaient saintement. 6+6 b
Deux lutteurs aguerris, | formidables athlètes 6+6 a
Jetés dans le champ clos | de la société, 6+6 b
Deux nobles parias, | en un mot deux poëtes, 6+6 a
10 Fouillant dans la nature | avec avidité. 6+6 b
Mêlant tout, leurs douleurs | stériles et leurs fêtes, 6+6 a
Ils se cachaient ainsi, | l'un sous l'autre abrité. 6+6 b
Oui, frères en effet ! | J'ai dit qu'ils étaient frères : 6+6 a
Je ne sais s'ils avaient | sucé le même lait 6+6 b
15 Ou s'ils s'étaient pendus | aux gorges de deux mères, 6+6 a
Mais ils craignaient de même | et la honte et le laid. 6+6 b
Tous deux comme un bonheur | s'étaient pris au collet, 6+6 b
Pour s'être rencontrés | le soir aux réverbères. 6+6 a
Ils s'appelaient César | et Sténio. Ce point 6+6 a
20 Éclairci, leurs passés | faut-il que je les dise ? 6+6 b
Le plus âgé des deux | c'était César. La bise 6+6 b
Avait connu longtemps | les trous de son pourpoint, 6+6 a
Comme la pauvreté | son lit. De Cidalise, 6+6 b
Ayant aimé trop tôt, | je pense, il n'en eut point. 6+6 a
25 Au fait, son existence | avait été bizarre, 6+6 a
Car il était né bon | dans un siècle de fer. 6+6 b
Rêveur dépaysé | dont la folle guitare 6+6 a
Câlinait le passant | pour lui dire un vieil air, 6+6 b
Le monde l'accabla | de sa rigueur avare, 6+6 a
30 Et le fit, de son ciel, | rouler dans un enfer. 6+6 b
Tout enfant, il aima | sa mère, une danseuse 6+6 a
De Parme, qui louait | à tout prix son coton. 6+6 b
Or, un jour, au sortir | d'une nuit amoureuse 6+6 a
Avec un nelleri, | seigneur d'assez haut ton, 6+6 b
35 Comme il trouvait l'enfant | d'une mine joyeuse, 6+6 a
Elle le lui vendit | pour cent ducats, dit-on. 6+6 b
Ce seigneur l'aima fort | trois jours. Mais sa maîtresse, 6+6 a
Femme blonde aux yeux noirs, | qui le tenait en laisse, 6+6 a
Choya de préférence | un horrible épagneul. 6+6 b
40 Si bien qu'en un collège | hostile à sa paresse, 6+6 a
Par un beau soir d'été, | César se trouva seul 6+6 b
Comme un chevalier mort | dans son rude linceul. 6+6 b
Dans ces groupes d'enfants, | compagnons de servage, 6+6 a
Qui l'entouraient, cherchant | son âme dans ses yeux, 6+6 b
45 César ne se dit rien, | sinon que sous les cieux 6+6 b
Rien ne vaudrait pour lui | sa liberté sauvage, 6+6 a
Sa course vagabonde | aux sables du rivage 6+6 a
Et les enivrements | de son cœur soucieux. 6+6 b
Quoiqu'il fût ennemi | de toute amitié fausse, 6+6 a
50 Un d'entre eux, fin matois | qu'on nommait Annibal, 6+6 b
Par instants lui fit croire | à ces rêves qu'exauce 6+6 a
L'être à qui le soleil | fait un manteau royal. 6+6 b
Donc, voilà son ami | qui le baisse et le hausse 6+6 a
Comme un polichinelle | au bout d'un fil d'archal. 6+6 b
55 Plus tard il pend sa vie | aux lèvres d'une femme 6+6 a
Vénitienne, horrible | et charmant amalgame 6+6 a
De feux voluptueux | dans un cœur endormi ; 6+6 b
Et lorsque enfin Thisbé | l'appelait : son Pyrame, 6+6 a
Il trouve un soir la belle | ivre, et nue à demi, 6+6 b
60 Qui rêve son remords | aux bras de son ami. 6+6 b
C'est ainsi qu'il était, | malheureux et tranquille, 6+6 a
Songeant aux vrais plaisirs | si rares et si courts, 6+6 b
Le front pâli déjà | par la débauche vile, 6+6 a
Et le cœur encor plein | de ses jeunes amours, 6+6 b
65 Quand, près de la taverne | où s'écoulaient ses jours, 6+6 b
Il vint à rencontrer | Sténio par la ville. 6+6 a
Papillon de la rose | et frère de l'oiseau, 6+6 a
C'était un doux jeune homme | enivré d'ambroisie, 6+6 b
Amoureux du repos | et de la fantaisie, 6+6 b
70 Laissant courir sa barque | aux effluves de l'eau, 6+6 a
Et dans les bras nerveux | de sa muse choisie 6+6 b
Couché nonchalamment, | comme dans un berceau. 6+6 a
La vaste poésie | est faite avec deux choses : 6+6 a
Une âme, champ brûlé | que fécondent les pleurs, 6+6 b
75 Puis une lyre d'or, | écho de ces douleurs, 6+6 b
Dont la corde se plie | à ses métamorphoses, 6+6 a
Et vibre sous la peine | et sous les amours roses, 6+6 a
Comme sous le baiser | du vent un arbre en fleurs. 6+6 b
Oh ! Lorsqu'on prend un livre | et que l'on daigne lire 6+6 a
80 Une riche pensée | écrite en nobles vers, 6+6 b
On ne sait pas combien | la page et le revers 6+6 b
Ont pu coûter souvent | de farouche délire 6+6 a
Et combien le gazon | a de gouffres ouverts ! 6+6 b
C'est César qui fut l'âme, | et Sténio la lyre. 6+6 a
85 C'était un assemblage | étrange, et que je veux 6+6 a
Vous peindre : l'un riant | d'un sourire nerveux 6+6 a
Et sentant chaque jour | le désespoir avide 6+6 b
Graver sur son front large | une nouvelle ride, 6+6 b
Et l'autre, frais et rose | avec de blonds cheveux, 6+6 a
90 Et foudroyant le mal | de son doute candide, 6+6 b
Pareilles à deux fleurs | au parfum pénétrant, 6+6 a
Ils avaient confondu | leurs deux âmes jumelles, 6+6 b
Si bien que la souffrance | avec de sombres ailes 6+6 b
Emportait le bonheur | pour le faire plus grand, 6+6 a
95 Noyant sa douce voix | dans les plaintes mortelles, 6+6 b
« comme un flot de cristal | dans un sombre torrent. » 6+6 a
C'est ainsi que César | dans ses longues veillées 6+6 a
Disait à Sténio | ses désillusions, 6+6 b
Ses premiers jours de foi, | diaprés de rayons, 6+6 b
100 Ses espoirs, et comment | sans relâche éveillées, 6+6 a
Des haines, par la nuit | et l'enfer conseillées, 6+6 a
Souillent de leur venin | tout ce que nous croyons. 6+6 b
Encore extasié | de sa jeunesse franche, 6+6 a
Pleine d'enthousiasme | et de rêves touchants, 6+6 b
105 Amoureuse des bois, | de la nuit et des champs, 6+6 b
Et de l'oiseau craintif | qui chante sur la branche, 6+6 a
Il lui parlait de l'homme, | et disait ce qui tranche 6+6 a
Les fils de soie et d'or | de l'amour et des chants. 6+6 b
Il lui disait comment, | après des nuits de joie 6+6 a
110 Où l'amour étoilé | semble un firmament bleu, 6+6 b
On s'éloigne à pas lents | de la couche de soie, 6+6 a
Emportant dans son cœur | la jalousie en feu, 6+6 b
Et comment à genoux, | quand ce spectre flamboie, 6+6 a
On frappe sa poitrine, | en criant : ô mon dieu ! 6+6 b
115 Mais Sténio, pressant | son âme parfumée 6+6 a
Et blanche jusqu'au fond | comme une jeune fleur, 6+6 b
Enveloppait César | de la foi de son cœur. 6+6 b
Il disait, entouré | d'une blanche fumée, 6+6 a
Et caressant toujours | sa cigarette aimée : 6+6 a
120 Si c'est un rêve, ami, | je veux rêver bonheur. 6+6 b
Je veux croire à l'amour, | à la nature, à l'ange, 6+6 a
Au doux baiser fidèle, | au serrement de main, 6+6 b
Au rhythme harmonieux, | au nectar sans mélange, 6+6 a
Aux amantes qui font | la moitié du chemin, 6+6 b
125 Et penser jusqu'au bout | que leur blonde phalange, 6+6 a
En nous quittant le soir, | espère un lendemain. 6+6 b
Je croirai que le monde | est une grande auberge 6+6 a
Où l'hospitalité | sans défiance héberge 6+6 a
Comme le grand seigneur, | le passant hasardeux, 6+6 b
130 Et leur prête son lit | sans se soucier d'eux. 6+6 b
César, calme et pensif, | répondait : ô cœur vierge ! 6+6 a
Et, la main dans la main, | ils souriaient tous deux. 6+6 b
Mais lorsqu'ils se quittaient, | c'était comme une trêve 6+6 a
Où chacun dans son cœur | changeant de souvenir, 6+6 b
135 Y sentait circuler | une nouvelle sève 6+6 a
Et comme un feu divin | la force revenir. 6+6 b
Car ils rêvaient tous deux, | sans s'avouer leur rêve, 6+6 a
Sténio de douleur, | et César d'avenir ! 6+6 b
Et quand César voulait | attendre sur sa route 6+6 a
140 Le coursier de Lénore | et le saisir aux crins, 6+6 b
Il se disait en lui, | comme l'homme qui doute : 6+6 a
Qui soustraira mon frère | aux dangers que j'ai craints ? 6+6 b
Je lui dois ma douleur, | et je la lui dois toute, 6+6 a
Et j'en garde pour lui | les splendides écrins. 6+6 b
145 Mais lorsque Sténio | fut complet, que la gloire 6+6 a
L'eut porté rayonnant | à son temple d'ivoire, 6+6 a
César pensa tout bas : | ô mort que je rêvais ! 6+6 b
Puisque j'ai pour toujours | assuré sa mémoire 6+6 a
Et qu'il sait à présent | tout ce que je savais, 6+6 b
150 Je n'ai plus rien à dire | au monde et je m'en vais ! 6+6 b
J'étais le piédestal | de sa blanche statue : 6+6 a
Les peuples aujourd'hui | la lèvent de leurs fronts. 6+6 b
Puisque la seule foi | que ma pensée ait eue 6+6 a
Marche dans son triomphe, | à l'abri des affronts, 6+6 b
155 Je serai tombé seul | sous le coup qui me tue, 6+6 a
Et le repos m'attend | dans la tombe : mourons ! 6+6 b
Oui, mourons aujourd'hui. | Car si ma douleur cesse, 6+6 a
Je laisse l'agonie | à celle que j'aimais. 6+6 b
Au milieu des plaisirs, | du bruit, de la paresse, 6+6 a
160 Des chants dont la splendeur | ne s'éteindra jamais 6+6 b
Avec tes pleurs divins | lui rediront sans cesse : 6+6 a
Regarde, ô lâche cœur, | la tombe où tu le mets ! 6+6 b
Par malheur, Sténio | ne savait pas maudire. 6+6 a
Il perdit, le poëte | à la coupe de miel ! 6+6 b
165 Ces vers mélodieux | pleins de rage et de fiel. 6+6 b
Je cherche en vain, dit-il, | mon superbe délire, 6+6 a
Car moi, je n'étais rien | que la voix d'une lyre, 6+6 a
Et mon âme vivante | est remontée au ciel ! 6+6 b
mètre profil métrique : 6+6
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