Notule sur la libellule

les tankas de Judith Gautier[1]

La libellule erre emmi les roseaux…

          Verlaine, Pantoum négligé

   

Judith Gautier (1845-1917) est restée longtemps absente du paysage littéraire. Pourtant, ses romans sur l'Orient, proche ou lointain (la Chine, le Japon, L'Inde, La Perse, l'Égypte, etc.) en font une des figures emblématiques de la littérature exotique.

Fille de Théophile Gautier, première épouse de Catulle Mendès, elle écrivit des poèmes de stricte observance parnassienne, qui seront recueillis dans ses Poésies en 1911. Elle est surtout connue pour avoir traduit des poèmes chinois dans son recueil Le Livre de jade, paru en 1867, sous le pseudonyme germanisé de Judith Walter[2]. Dans ses souvenirs, Le Collier des jours (1902), elle a raconté comment elle avait appris cette langue auprès d'un Fils du Ciel recueilli par son père alors qu'elle était enfant[3]. Les traductions en prose de poèmes chinois sont données sous formes d'alinéas corres­pondants aux vers traduits, séparés par des blancs, Mais le délayage de leur contenu se situe à l’opposé de la concision des poèmes originaux. Cet ouvrage est souvent cité dans les historiques du poème en prose, et il a été réédité.

Or il existe un second recueil de traductions de poèmes extrême-orientaux par Judith Gautier, cette fois-ci en provenance du japonais, et d’une originalité formelle bien plus grande : Poëmes de la Libellule, paru en 1885, hors commerce, chez l’auteur[4].

Cet in-folio non paginé est un album de poèmes traduits du japonais, imprimés sur de magnifiques estampes de Yamamoto, souvent monochromes, et où volent des libellules. Les textes choisis proviennent du “ Ko-Kin Waka-shiou. Recueil d'Outas anciens et modernes ”. Il s’agit du Kokin-shû, anthologie impériale achevée en 905 [Waka = poème japonais, Utas = chants].

C’est un très bel ouvrage, imprimé sur Japon, comme il se doit. Ses illustrations sont dans le droit fil de l’édition complète du Shi-ka zen-yô. Anthologie japonaise. poésies anciennes et modernes des Insulaires du Nippon (1871), l’ouvrage où Léon de Rosny introduisit la poésie japonaise en France. Il l’avait écrit dans le sillage de l’exposition universelle de 1867, qui fut à l’origine de la mode du japonisme.

Pour certains de ces poèmes une transcription phonétique précède la traduction en vers français de Judith Gautier. A la fin du recueil, est donnée une traduction littérale en prose de chacun des poèmes, faite par son collaborateur japonais, son ami Saionzi, conseiller d’Etat de l'empereur du Japon, qui résidait en France comme l’artiste Yamamoto[5].

Donnons un exemple de ces trois versions avec le poème initial de “ La Princesse Issé ” [la Princesse Isé].

 

“ Harou goto ni

“ Nagarourou Kawa o

“ Hanato mité

“ Orarénou mizou ni

“ Sodé ya Norénamou. ”

 

Pour cueillir la branche

Dont l'eau berce la couleur

Sur l'eau je me penche :

Hélas ! j'ai trempé ma manche

Et je n'ai pas pris de fleur !

 

Voici la traduction littérale donnée dans la table :

Pour cueillir les fleurs du prunier, dont l'eau agite les couleurs, je me suis penchée

vers l'eau, mais, hélas ! je n'ai pas cueilli de fleurs et ma manche est toute trempée. 

Ne connaissant pas la langue d'origine, nous ne pouvons juger du bien-fondé de la transcription et de la traduction en prose. Mais nous prendrons pour objet d’étude les “ poèmes français ” de Judith Gautier en tant que tels, et sous l’angle exclusif de la morphologie poétique.

Comme le dit dans une note la “ Préface au recueil des poésies anciennes et modernes, publié par ordre du mikado Atou Kimi, la cinquième année Yngui (IXe siècle) par Tsoura-Youki [Tsurayuki]” :  

Le poème japonais : Outa, se compose de cinq vers. Le 1er de cinq pieds, le 2ème de sept, le 3ème de cinq, les deux derniers de sept, en tout trente et pieds.

 Le vers japonais est un vers syllabique. La transposition française reprend à son compte (c'est le cas de le dire) la contrainte syllabique originelle.

Chaque poème est un quintil hétéromé­trique où les vers courts et longs se succè­dent selon le même ordre : 57577.

Les petits vers impairs de 5 et de 7 syllabes existent en français et convenaient pour le genre léger, les pièces fugitives. En tant que vers impairs, on peut les croiser[6], note Wilhem Ténint, notamment dans la chanson. (Ainsi dans cette chanson littéraire qu’est l’Invitation au voyage de Baudelaire.)

Mais dans ces poèmes l’existence de rimes terminales est une adjonction de la poétesse pour rendre conforme cette pièce à la versification française.

Alors que la silhouette hétérométrique reste fixe dans cette suite de strophes-poèmes, le schéma de rimes n’est pas limité à une seule formule, mais varie d’un poème à l’autre.

Sur les 89 pièces de ce recueil (les 98 poèmes-traductions et le tanka de la dédicace, qui est de sa plume), on observe les 9 types de quintils suivants, que nous rangeons par ordre de fréquence :

 

ababa   22

ababb   17

abaab   13

abbab   11

aabab   9

abbba   7

abbaa   4

aaabb 4

aabba 2

 

Les quatre formules les plus fréquentes sont donc celles qui commencent par ab, c'est-à-dire qui se donnent au départ les deux rimes sur quoi roulera le poème.

On voit que la formule ababa, la plus équilibrée par son alternance des rimes, représente le quart des cas.

La formule ababb, congruente par rapport au schéma métrique, représente avec la précédente presque la moitié des cas.

La formule abaab, également assez équilibrée dans la répartition de ses rimes, et très fréquente dans la poésie française, représente avec les deux précédentes plus de la moitié des cas.

Si l'on joint ces trois formules avec la formule abbab, on couvre presque les trois quarts des cas.

On note une formule à rime triple suivie, enchâssée : abbba. L’autre formule, où la rime triple est juxtaposée, n'a pas été réalisée par l'auteur : aabbb.

Les formules aabbb et abbba sont osées, puisque Quicherat indique qu’on ne place jamais consécutivement trois rimes dans la stance de 5 vers (toutefois il donne en note un exemple de Malleville en abbba)[7]. Il rapporte 15 “ modèles ” de quintils, iso- ou hétérométriques, mais les formules de rimes de certains d’entre eux se recoupent. Dans son Petit traité, il n’en donne que 5 modèles[8].

C’est dans un ouvrage antérieur à celui de Judith Gautier, Les Vers français et leur prosodie (1876) qu’un esprit épris de combinatoire, Ferdinand de Gramont, a donné les diverses combinaisons possibles du “ quintain ”, il est vrai là aussi sur des poèmes en stances, mais isométriques[9]. Elles sont au nombre de 10.

La disposition la plus habituelle, écrit-il, est abaab, mais il existe trois autres formes commençant par une rime et finissant par l’autre :

 

aabab

abbab

ababb

 

Trois formes commençent et finissent par la même rime (imposant que la stance suivante ait une formule inverse pour respecter l’alternance en genre) :

 

aabba

ababa

abbaa

 

Et enfin trois formes problématiques :

 

abbba

aabbb

aaabb

 

La quatrième et la septième sont très rares. Quant aux trois dernières, pour le comte de Gramont, elles “ ne présentent rien qui ait rapport au quintain ; dans la première il y a cinq vers mal ordonnés ; dans les deux autres, cinq vers en rimes suivies[10]. ”

Les deux dernières formules sont également condamnées par Martinon, qui en a cependant relevé plusieurs occurrences dans son répertoire au titre des “ quintils irréguliers ”[11].

A l'exception de la formule aabbb, Judith Gautier a donc expérimenté 9 des 10 formules possibles.

Pour ses épigrammes en quintils isolés (d’où le titre au pluriel : Poëmes de la Libellule), on peut penser qu’elle a pu puiser ses formules de rimes dans le manuel de versification de chez Hetzel.

Sinon, elle a pu trouver cette forme de son propre chef, en se référant aux quintils libres, comme il s’en voyait des exemples parmi les poèmes en strophes libres, c’est-à-dire à schémas de rimes variables, dont usèrent les poètes du XVIIIe siècle. Cette forme se retrouve dans les poèmes en sixains birimes de Musset, à commencer par Namouna (1830). Le parnassien Sully Prudhomme utilisait encore le poème en quatrains à schéma de rimes variable dans ses premières poésies de 1867.

Ce détour permet une comparaison : parmi les 10 arrangements possibles de deux rimes dans le cadre du sixain à rimes mêlées, Musset n'avait pas réalisé celui en rimes plates aaabbb, probablement parce que la strophe donnait l'impression de “ se casser ” en deux tercets monorimes[12]. Pour son quintil, en revanche, Judith Gautier s'est permis la formule aaabb (mais non la formule aabbb). La raison en est probablement que le quintil est plus “ solide ”, puisqu'il est plus court et plus étroit, que la contrainte hétérométrique lui donne une armature supplémentaire, et qu'un tercet, strophe impaire, et un distique, strophe paire, étant différents, peuvent sembler se compléter alors que deux tercets, étant égaux, ont tendance à s'opposer.

 

En matière de traductions des poèmes japonais (tanka et haiku), la forme a évolué depuis ce premier essai de Judith Gautier. Le respect du nombre de syllabes des vers, mis à mal par l'apparition du vers non compté, est réapparu cependant dans les traductions[13] et créations sous la forme de la structure en 57557. Nombre de traducteurs et de créateurs modernes ont eu recours à cette contrainte syllabique, mais ils n’ont pas repris les rimes que leurs prédécesseurs avaient “ laissé tomber ” depuis longtemps, d’autant plus qu’ils s’en était passé pour les traductions de haikus[14]. De plus, ils ont eu recours également à d'autres procédures dans la façon de ponctuer ces vers, ou d’aménager leur disposition typographique.

Mais Judith Gautier semble avoir été le premier poète qui ait tenté de donner un équivalent du tanka en vers comptés et rimés, et les solutions qu'elle a apportées avec son quintil à schéma rimique variable témoignent du “ jeu ” que lui permettait la versification de son époque pour donner une traduction formelle recevable par ses pairs et par les lecteurs français.

On peut se demander aussi si la possibilité de transposition rimée n’a pas favorisé l’antériorité de la traduction en vers du tanka par rapport à l’autre forme brève de la poésie japonaise. En effet, le tanka peut être transposé en un quintil isolé, qui est autonome avec ses rimes. Mais le haiku est un tercet isolé, qui, s’il doit être rimé, ne peut qu’être monorime, ce qui eût été une contrainte quasi impossible sur 3 + 7 + 3 syllabes. La solution du tercet d’heptasyllabes aba, avec sa rime orpheline, que Gilbert de Voisins proposera de façon isolée, et très tardivement (Fantasques, 1920), n’était pas recevable à l’époque parnassienne :

Trois vers et très peu de mots

Pour vous décrire cent choses...

La Nature en bibelots[15].

 Quant à la solution de transposer le tercet du tanka en un distique ou en un quatrain rimé, comme cela s’est vu, elle va à l’encontre de l’esthétique japonaise fondée sur la dyssymétrie. Il faudra attendre que le vers libre soit apparu et soit devenu prédominant, et que le vers blanc s’en détache comme possibilité nouvelle, pour avoir les premières traductions françaises de haikus en vers, c’est-à-dire en vers libres courts ou en vers syllabiques comptés mais non rimés.

 Nous ne saurions quitter ce recueil sans fairer apprécier la dialectique des rimes et de la bimétrie : ainsi, dans les deux formules abbab et abbaa, le sous-quatrain en vers croisés formé par les quatre premiers vers du quintil en CLCL (avec C pour court, et L pour long), n'est pas congruent avec la formule de rimes embrassées abba, ce qui donne une contre-rime :

 abba

CLCL

 On goûtera également que l’auteur n’ait pas reculé devant l’homophonie des rimes mixtes dans ce poème de la Princesse Sikisi :

 

     Douces fleurs qu'effleure

Le toit de notre demeure,

   Quand s'enfuira l'heure

Où je vous vois dans mes pleurs,

Ne m'oubliez pas, ô fleurs !

 De même dans celui de “ Mansé ” [Mansei] :

 

   Est-ce au jour qui luit

Qu'il faut comparer la vie ?

   A la nef qui fuit ?

Au sillon qui l'a suivie ?

A l'écume qui la suit ?

 D’une façon générale, dans ces poèmes, les rimes errent, telles des libellules, se posant un instant à la pointe des vers, qui, eux, restent droits et fixes comme des roseaux…

Judith Gautier présente ces poèmes comme des fleurs dans sa dédicace liminaire à Mitsouda Komiosi :

 

      Je t'offre ces fleurs

De tes îles bien-aimées.

     Sous nos ciels en pleurs,

Reconnais-tu leurs couleurs

Et leurs âmes parfumées ?

On retrouve dans ces fleurs, qui ne sont pas maladives, certains des traits formels d’origine, mais la poète a ajouté des couleurs (de rimes), comme autant de retouches.

Ce poème est d’ailleurs l’écho de la dernière de ces pièces fugitives, “ Envoi d'une branche de prunier en fleurs ”, de Tomonori :

   A toi je l'adresse

Cette branche aux tendres fleurs

     Seul qui sait l'ivresse

Des parfums et des couleurs

En mérite la caresse.

En manière d’envoi, nous terminerons sur une autre image, en citant ce poème d'après “ Mourasaki ” [Murasaki-shikibu], “ A celui qui part ” :

    Conte ton tourment

Aux cigognes messagères

    Dont le vol charmant

Semble, sur le firmament,

Tracer des strophes légères !

 

 Confiez-vos messages à l'aile des cigognes, aux cigognes dont, sans relâche, le vol

sur le ciel semble former des inscriptions.

 La traduction en prose ne précisait pas qu’il s’agissait de strophes. Mais tout se passe comme si ces poèmes ailés avaient, eux aussi, tracé comme un pinceau leurs diverses formes de strophe sur le ciel de la page, avant de disparaître…

Alain Chevrier

Paris



[1] Version développée d’une intervention orale donnée à l’Institut National des Langues et Civilisations Orientales, dans le cadre du séminaire de poétique de Jacques Roubaud, à l’occasion du deuxième Printemps des poètes (février 2000).

[2] Judith Walter, Le Livre de Jade, Alphonse Lemerre, 1867, 171 p.

[3] Johanna Richardson, Judith Gautier, Biographie/Seghers, 1989, p. 38-39.

[4] Poëmes de la Libellule. Traduits du japonais d'après la version littérale de M. Saionzi, Conseiller d'État de S.M. L'Empereur du Japon.... par Judith Gautier. Illustrés par Yamamoto ; [préface de Tsoura-Youki, s. l.,  s. n., [1885]. Imprimerie Gillot.

[5] Johanna Richardson, Judith Gautier, op. cit., p. 162.

[6] Wilhem Ténint, Prosodie de l’école moderne, Didier, 1844, p. 57.

[7] L. Quicherat, Traité de versification française, chez Louis Hachette, 1838, n. 2, p. 248.

[8] L. Quicherat, Petit Traité de versification française, Librairie Hachette et Cie, 1866, 3e éd., p. 121-123.

[9] F. de Gramont, Les Vers français et leur prosodie, “ Bibliothèque d’éducation et de récréation ”, J. Hetzel et Cie, 1876, p. 189.

[10] Ibid., p. 189.

[11] Philippe Martinon, Les strophes ; étude historique et critique sur les formes de la poésie lyrique en France depuis la Renaissance, H. Champion, 1911, n. 1, p. 181 & n. 1, p. 209.

[12] Alain Chevrier, Le Sexe des rimes, Les Belles Lettres, 1996, p. 94.

[13] Murasaki-shikibu, Poèmes. Traduit par René Sieffert. Publications Orientalistes de France, 1986, p. 9.

[14] Alain Chevrier, “ Du sonnet au haïku : les origines de l’haï-kaïsation chez Raymond Queneau ”, Formules, n° 2, 1998-1999, p. 112-126.

[15] Gilbert des Voisins, Fantasques. Petits poèmes de propos divers (Georges Crès, 1920) cité dans René Maublanc, “ Le Haïkaï Français. Bibliographie et Anthologie ”, Le Pampre, n° 10/11, 1923, p. 1-62.