Sur la versification de Rutebeuf[1]

 

 

1. Présentation du relevé métrique

Le corpus des poésies de Rutebeuf proposé au programme d’agrégation de 2005-2006, c’est-à-dire jusqu’à la Chanson des Ordres dans l’édition de ses œuvres (2001) par Michel Zink, est bien représentatif de l’œuvre entière du poète quant aux formes métriques. Rappelons que Rutebeuf est un poète actif, semble-t-il, vers le troisième quart du XIIIe siècle.

Pour analyser ce corpus, donnons-nous d’abord un relevé métrique de ces textes classés dans l’ordre (supposé chronologique) où ils apparaissent dans cette édition. Le mode de lecture de tableau est donné ci-dessous.

 

Identification

N°, titre, page

Mètre

de

base

Schéma

complet de mètres

Suite

pério-

dique

Rime

Lien rime

Stance

Clôture

rimique

de suite

 Musique

1 Cordeliers p. 50

6+6

 

-

aa  aa

-

oui

 

 

2 Pet p. 64

8

 

-

aa

-

-

 

 

3 Plaies dou monde p. 72

8

 

-

aa

-

-

 

 

4 De l’estat du monde p. 82

8

 

-

aa

-

-

 

 

5 Anceel de l’Isle p. 96

8

 

-

abab abab

-

oui

 

 

6 Li Testament asne, p. 104

8

 

-

aa

-

-

 

 

7 Jacobins/Universitei, p. 116

8

 

-

abab abab

-

oui

 

 

8 Geoffroy de Sergines p. 124

8

 

-

aa

-

-

 

 

9 D’Ypocrisie p. 136

8/

884

-

aab

enchaîné

-

aa

 

10 G de StA escilliez, p. 146

8

 

-

aa

-

-

 

 

11 Complainte GSA, p. 146

8/

884

-

aab

enchaîné

-

aa

 

12 Des regles p. 168,

8

 

-

aa

-

-

 

 

13 De sainte Esglise p. 182

8

 

-

aab aab bba bba

-

oui

 

 


 

Identification

N°, titre, page

Mètre

de

base

Schéma

complet de mètres

Suite

pério-

dique

Rime

Lien rime

Stance

Clôture

rimique

de suite

 Musique

 

14 La Griesche d’yver p. 196

8/

884

-

aab

enchaîné

-

ax

 

15 La Griesche d’estei p. 204

8/

884

-

aab

enchaîné

-

aa’ ?

 

16 Ribaux de greive p. 214

8

 

1

ab ab ab ab ab ab

-

 

 

 

17 Diz de la mensonge p. 218

8             

               

-

aa

-

-

 

 

18 Dis des Jacobins p. 236

6+6

 

-

aa aa

-

oui

 

 

19 Les Ordres de Paris p. 246

8

 

-

aab aab bba bb

-

oui

 

 

20 Diz des Béguines p. 264

7

 

2

ab ba  abaaba

unissonant

oui

 

oui

21 Mariage Rutebuef  p. 268

8/

884

-

aab

enchaîné

-

aa

 

22 Renart leBestornei, p. 282

8/

884

-

aab

enchaîné

-

aa

 

23 Ypocrisie-Umilitei p. 296

8

 

-

aa

-

-

 

 

24 Complainte oeul, p. 318

8/

884

-

aab

enchaîné

-

 

 

25 Repentance R., p. 332

8

 

-

aab aab bba bba

-

oui

 

 

26 Voie d’Umilitei, p. 344

8

 

-

aa

-

-

 

 

27 Coustantinoble, p. 402

8

 

-

aab aab bba bb

-

oui

 

 

28 Denize Cordelier, p. 420

8

 

-

aa

-

-

 

 

29 Chanson ordres, p. 442

6

 

-

aaabxb

-

oui

 

oui

 

Lecture du tableau. – Dans la première ligne, la pièce est identifiée par son numéro d’apparition dans l’édition utilisée (n° 1), son titre dans l’édition abrégé (“ Cordeliers ”) et la page où elle commence (p. 50). Sous “ Mètre de base ”, “ 6+6 ” signifie qu’il y a un mètre de base et que c’est 6+6, où “ + ” précise que les hémistiches sont métriquement autonomes (donc pas de possibilité de césure à l’italienne). Sous “ Rime ”, “ aa aa ” montre qu’il s’agit de quatre vers rimant ensemble (uniformité rimique) et, par une espace, qu’ils forment deux distiques. Sous “stance ”, “ oui ” indique que dans l’édition ils sont formatés graphiquement comme des stances, ces quatrains étant individualisés par des interlignes augmentés ; dans cette même colonne un tiret indique que les périodes rimiques, en l’occurrence distiques de rimes suivies, ne sont pas formatées comme des stances (ne sont pas distingués graphiquement).

Pour la pièce 9, “  8/ ” signifie qu’il y a un mètre de base, 8, mais, par la barre /, qu’il est combiné avec au moins un mètre contrastif ; le schéma complet de mètres de la période rimique est donné ensuite sous “ Schéma complet mètres ” (8 8 4). Le schéma rimique de la période rimique “ aab ” signifie que, dans le tercet, les deux premiers vers riment entre eux : le troisième aurait donc aussi bien pu être noté par exemple “ x ” (au lieu de “ b ”) comme en métrique anglaise. Sous “ Lien rime ”, “ enchaîné ” signifie que ces tercet sont rimiquement enchaînés, le dernier vers de chacun rimant avec le premier du précédent. Sous “ Clôture rimique de (la) suite ”, “ aa ” signifie que cette chaîne rimique de tercets, dont le dernier pourrait ne pas rimer par son dernier vers, est stoppée par un distique rimé en “ aa ” (sans nouveau suspens rimique).

Pour la pièce 20, sous “ suite périodique ”, “ 2 ” indique qu’il s’agit d’une suite de seulement deux périodes rimiques rimées selon le schéma rimique indiqué ensuite. Pour les autres pièces, un simple tiret indique que ce nombre est supérieur à 2. Sous “ Lien rime ”, “ unissonant ” précise que les périodes rimiques ou strophes successives sont unissonantes (sur les mêmes timbres rimiques dans le même ordre).

Pour la pièce 29, dans le schéma rimique “ aabxb ”, les italiques correspondent à des “ vers ” qui se répètent périodiquement de strophe en strophe (refrain). Le “ vers ” noté “ x ” n’est pas rimé. Sous “ Musique ”, “ oui ” signifie qu’on a connaissance que le texte est associé à un air de musique (chantable) ; on peut, bien sûr, être très incomplètement renseigné sur ce dernier critère[2].

 

 

2. Métrique de Rutebeuf[3]

 

2.1 Classement des types métriques de Rutebeuf

Voici maintenant, extrait du précédent et classé, un tableau des types métriques (tels que caractérisés ci-dessus) constatés dans le même corpus. Chaque type est représenté par son premier exemplaire dans le corpus.

 

 

Formes dominantes

 

Effectif

Identification

titre, page

Mètre

de

base

Schéma

complet

de mètres

Suite

pério-

dique

Rime

Lien rime

Stance

Clôture

rimique

 Musique

4

Sainte Esglise p. 182

8

 

 

aab aab bba bba

-

oui

 

 

2

Anceel de l’Isle p. 96

8

 

 

abab abab

-

oui

 

 

2

Cordeliers p. 50

6+6

 

 

aa  aa

-

oui

 

 

 

 

11

Pet p. 64

8

 

 

aa

-

-

 

 

 

 

5

D’Ypocrisie p. 136

8/

884

 

aab

enchaîné

-

aa

 

1

La Griesche d’yver p. 19

8/

884

 

aab

enchaîné

-

ax

 

1

La Griesche d’estei p. 204

8/

884

 

aab

enchaîné

-

aa’ ?

 

 

 

 

 

Cas singuliers

 

1

Béguines p. 264

7             

 

2

ab ba  abaaba

unissonant

oui

 

oui

1

Chanson ordres, p. 442

6

 

 

aaabxb

-

oui

 

 

1

Ribaux de greive p. 214

8

 

1

ab ab ab ab ab ab

-

 

 

 

 

Ce classement est représentatif de l’ensemble de l’œuvre connue de Rutebeuf quant aux formules dominantes[4].

On constate d’abord la généralité du caractère périodique des formes de dimension supérieure au vers : ces pièces sont généralement des suites périodiques de groupes de vers. Deux exceptions envisageables seulement :

1) Le Dit des Béguines, à la limite de l’exception, puisqu’il comporte deux strophes seulement (mais c’est une chanson).

2) Le Dit des Ribaux de Greive : ce n’est pas une suite périodique si on le considère comme formé d’une seule espèce de groupe de vers qui serait rimé en (ab ab ab ab ab ab) ; mais peut-être faudrait-il envisager de le considérer comme une suite de deux (ab ab ab), ou de trois (ab ab), ou même plutôt, simplement, comme une suite périodique de six modules ab unissonants, à comparer aux modules aab enchaînés ci-dessous.

 

Que les formes périodiques soient traitées en stances (périodes rimiques sémantiquement séparables et graphiquement individualisées dans l’édition) ou en continuité (comme les distiques de rimes plates), toutes ont un mètre de base (le plus souvent mètre unique) qui est donc le mètre unique de la pièce et à plus forte raison son mètre de base.

        

2.2 Formes dominantes

 

A)                “ Strophes ” (ou groupes) composées géminées.

 

Effectif

Identification

titre, page

Mètre

de

base

Schéma

complet

de mètres

Suite

pério-

dique

Rime

Lien rime

Stance

Clôture

rimique

 Musique

4

Sainte Esglise p. 182

8

 

 

aab aab bba bba

-

oui

 

 

2

Anceel de l’Isle p. 96

8

 

 

abab abab

-

oui

 

 

2

Cordeliers p. 50

6/6

 

 

aa  aa

-

oui

 

 

 

Sous “ Effectif ” figure le nombre de pièces réalisant le type (y compris l’exemple fourni).

Chacune de ces strophes est composée* : c'est un groupe composé de deux groupes rimiques (GR) du type (aab aab), (ab ab) ou (a a). Chacun de ces GR est formé de la réunion de deux modules rimant ensemble et réunis par équivalence rimique, modules d'un vers dans (a a), de deux vers dans (ab ab) ou de trois vers dans (aab  ccb).

Chacun de ces groupes composés (donc de ces strophes composées) est, plus spécifiquement, géminé* en ce sens que les deux GR qui le composent sont de même structure, à la différence d'une strophe dissymétrique qui serait composée, par exemple, d'un (ab ab) et d'un (aab ccb) comme le dizain (abab ccd eed) dans une tradition littéraire ultérieure[5].

Il ne faut pas confondre le fait, spécifique, que les deux GR formant la strophe géminée soient du même type et le fait que les deux modules d’un GR soient généralement semblables comme les deux [ab] dans un quatrain (ab ab), phénomène plus commun. La strophe composée géminée (ou incluant un groupe géminé) est caractéristique de la tradition orale et musicale (chant) ; à ce titre, elle est assez commune au Moyen Age ; et, à l’époque classique, elle est peu commune dans la poésie littéraire (émancipée de la tradition orale) et commune dans le chant ou en style métrique de chant.

Au sein de chacune de ces strophes géminées de Rutebeuf, entre les deux GR composants, il y a un lien rimique : le ou les timbres rimiques (formes catatoniques équivalentes) ne se renouvellent pas complètement d’un GR à l’autre comme ce serait le cas dans un double sixain (aab aab  ccd eed), dans un double quatrain (abab cdcd), ou dans un double distique (aa bb) ; au lieu de ces strophes géminées à rime renouvelée, on a ici : les mêmes timbres dans les mêmes positions (unissonance) dans les paires de quatrains (abab abab) ; les mêmes timbres permutés dans les paires de sixains (aabaab bbabba), du type dit strophe d’Hélinand (permutation) ; les mêmes timbres, forcément dans les mêmes positions, dans les paires de distiques (aa aa). Il pourrait être pertinent que, dans le type à permutation (double sixain), le premier vers du second sixain rime avec le dernier du précédent (enchaînement* rimique, comme dans un huitain qui serait géminé en abab bcbc (comme ce sera le cas dans le Testament de Villon).

 

Conséquences en analyse stylistique.

Il faut analyser le poème (parfois même l’interpréter) en tenant compte de cette structure métrique, qui cadre le discours et sa rhétorique. Par exemple, dans les (abababab) du texte sur monseigneur Ancel, on doit tenir compte de la division non seulement en quatrains (abab abab) (chose scolairement connue), mais des quatrains en modules distiques (chose le plus souvent ignorée).

En particulier, les quatrains géminés sont généralement analysés comme de purs quatrains monorimes (y compris par Faral et Bastin, à l’analyse de la versification desquels Michel Zink (p. 37) renvoie comme “ définitive ”) ; le second quatrain y est généralement sémantiquement consistant. Il importe de tenir compte de leur composition en distiques pour cadrer l’analyse rhétorique.

 

Dans sa thèse sur les strophes depuis la Renaissance, Philippe Martinon écrit (1912 : 89) :

 

Dans le quatrain, les rimes sont naturellement couplées [i.e.: en abab, abba ou aabb]. Le Moyen âge a connu évidemment des formes à rimes non couplées, mais depuis l’époque classique elles sont infiniment rares, et nous avons peu de choses à en dire. Il y a d’abord le quatrain monorime, usité particulièrement du XIIIe au XVe siècle, et, chose curieuse, en alexandrins, à une époque où l’alexandrin est presque inusité (1). Mais ce n’est pas là une strophe. La fantaisie de quelques poètes modernes a pu s’y amuser un instant, de préférence avec des octosyllabes. Mais la poésie lyrique classique n’en a jamais fait son instrument, depuis le jour où la Renaissance élimina de sa lyrique le vain cliquetis de la rime quadruple, si chère au Moyen âge.

Note (1) [de Martinon] : Ce quatrain, qui était surtout didactique, a été popularisé par le Testament de Jean de Meung. On en trouvera de nombreux exemples dans Rutebeuf, et toujours en alexandrins. Rutebeuf d’ailleurs n’emploie jamais l’alexandrin en dehors de ce quatrain, car on ne concevait pas à cette époque l’alexandrin autrement que monorime, même dans un quatrain […].

 

La structure composée du quatrain (aaaa) en (aa aa) semble donc avoir échappé à Martinon, qui ne distingue pas les quatrains composés constitués de deux GR (aa bb) et les quatrains simples d’un GR de deux modules comme (ab ab). Son analyse semble reposer sur une appréciation esthétique (“ vain cliquetis ”), qui à son tour peut dériver du fait que son esprit (son oreille, comme on dit), formé à la versification classique qui ignore l’enchaînement, entend les quatrains géminés comme des strophes simples de quatre vers. Mais son observation sur le lien de ce quatrain à l’  “ alexandrin ” reste pertinente.

Pour une justification de l'analyse composée binaire des (aa aa), voir Annexe ci-dessous.

 

B)     Suites périodiques de strophes simples (GR) ou de modules.

 

Effectif

Identification

titre, page

Mètre

de

base

Schéma

complet

de mètres

Suite

pério-

dique

Rime

Lien rime

Stance

Clôture

rimique

 Musique

11

Pet p. 64

8

 

 

aa

-

-

 

 

 

5

D’Ypocrisie p. 136

8/

884

 

aab

enchaîné

-

aa

 

1

La Griesche d’yver p. 19

8/

884

 

aab

enchaîné

-

ax

 

1

La Griesche d’estei p. 204

8/

884

 

aab

enchaîné

-

aa’ ?

 

(Les deux “ Griesches ” ne diffèrent du type précédent que par la clôture rimique)

 

Il s’agit de suites périodiques continues :

-        soit de groupes rimiques de deux modules d’un vers chacun (a = a) ;

-        soit de modules (de trois vers, tercets), comme dans la “ terza rima ” de La Divine Comédie (environ 1307-21) : la rime principale, celle qui est unique dans chaque module, est terminale dans aab (type Rutebeuf), avant-dernière dans aba (type Dante). En paire de modules équivalents, ces modules donneraient respectivement  (aab aab) qu’on trouve en composants de la strophe d’Hélinand[6], ou (aba aba) ; en chaîne par enchaînement rimique, la rime principale d’un module étant initiale du suivant, cela donne :

 

                                 aab bbc ccd dde…,                          type Rutebeuf

                                            aba bcb cdc ded…,                          type Dante

 

Il s’agit donc de suites périodiques de modules en chaîne. La saturation rimique (si tout vers doit rimer) implique une variation finale pour clôture de la chaîne rimique : un (aa) terminal chez Rutebeuf (type … yzy zz), un seul vers dans La Divine Comédie (type … yzy z).

Le fait que les tercets formant ces suites périodiques ne soient pas traités de manière discontinue (comme des stances) paraît lié à la simplicité de leur schéma rimique : groupes de modules minimaux dans le type aa, simples modules (et non groupes de modules) dans le type aab. Par leur métrique minimale et continue, il peuvent convenir à la continuité discursive de récits parfois longs (Pet de 38 distiques, Vie de sainte Elysabel en plus de mille) et parfois pour la parole en dialogues (Miracle de Théophile, dans l’autre moitié de l’œuvre de Rutebeuf).

Je m’interroge sur l’absence de clôture rimique ou son caractère approximatif pour deux chaînes de tercets : problème d’édition ou d’analyse ? ou simple absence de clôture (non saturation rimique finale) d’une suite qui, de toute manière, doit subir une variation finale ?

 

2.3 Formes mineures.

Hors des formes largement majoritaires ainsi caractérisées, restent seulement trois types particuliers d’un seul exemplaire chacun, les deux premiers (au moins) étant associables à une musique (“ lyriques ”).

 

Effectif

Identification

titre, page

Mètre

de

base

Schéma

complet

de mètres

Suite

pério-

dique

Rime

Lien rime

Stance

Clôture

rimique

 Musique

1

Béguines p. 264

7             

 

2

ab ba  abaaba

unissonant

oui

 

oui

1

Chanson ordres, p. 442

6

 

 

aaabxb

-

oui

 

oui

1

Ribaux de greive p. 214

8

 

1

ab ab ab ab ab ab

-

 

 

 

 

La strophe des Béguines semble commencer par un quatrain ab ba (il semble donc bien s’agir d’une espèce de strophe composée). La suite est moins évidente car il n’y en a que deux que le sens ne semble pas partager de la même manière ; il faudrait connaître la musique.

Pour la Chanson des Ordres de Paris, on peut imaginer une organisation en deux groupes rimés de modules :

                                                                       

 

                                      Modules                         Groupes rimiques

 

St.1                            Dou siecle vuel chanteir          eir

                                            Que je voi enchanteir.     eir                         (eir = eir)

                                            Teis vens porra venteir

                                            Qu’il n’ira pas ainsi.                         i

                   5                         Papelart et beguin

                   6                         Ont le siecle houni                          i                         (i = i)

sur l'imprimé lier par branchement les V aux m et les m aux Grm

 

Soit une strophe composée de deux GR : un (aa) ici en eir dont les modules sont des vers (chanteir - enchanteir) ; puis un second (aa) toujours en i à cause de la répétition périodique du second module (refrain) dont les modules sont des distiques (ainsi - houni). Dans cette analyse (hypothétique), le vers 5 en beguin ne rime pas, mais il n’est que le début d’un distique qui rime: à un niveau supérieur il y a saturation rimique : le second distique rimant avec le troisième par ainsi = houni[7].

Ces deux GR rimés de deux et quatre vers sont enchaîné rimiquement : le premier vers du second GR (ainsi - houni) rime par son premier vers (venteir) avec le dernier vers du premier GR (enchanteir). La quasi-répétition chanteir = enchanteir s’inscrit donc dans la structure binaire du groupe initial de la strophe (et du poème). On constate des variations de ce schéma dans plusieurs strophes (liberté liée au type chanson ? altérations en tradition orale ou de copiste?).

Remarque sur la lecture moderne : aujourd'hui, non accoutumé à sentir (rythmiquement) ou reconnaître (intellectuellement) l'enchaînement rimique, on peut être porté spontanément à couper ce 2-4vers (distique + quatrain) en 3-3vers (deux-tercets). Résultat, une discordance systématique uniquement due à ce contresens rythmique : les vers 3-4 correspondent à une phrase qui enjamberait du premier tercet dans le second sans aller jusqu'au bout de celui-ci, ainsi le vers 4 serait en rejet à l'initiale du tercet conclusif. Rythmée à l'ancienne, la strophe est bien mieux concordante.

 

Ces deux formes lyriques se distinguent des dominantes par leur mètre court pour un vers littéraire, mais non pour un vers de chant.

 

Les Ribauds de Greive ont déjà été évoqués en tête de ce commentaire. L’analyse en simple suite périodique de ab me semble a priori la moins improbable ; il s’agirait alors d’une suite périodique de modules rimés, comparable aux suites périodiques de modules rimiquement enchaînés que sont les chaînes de tercets ci-dessus (on peut, peut-être, lacomparer aux “ commandements de Dieu ” en tradition orale du XVIe (au moins) au XXe siècle, simples suites de modules distiques rimés en –as / -ent[8]).

 

2.4 “ Alexandrin ” à sous-vers disjoints (à césure lâche).

Dans des pièces telles que le Dit des Cordeliers, on épingle souvent, comme particuliers même en leur contexte, des vers du type suivant (strophe 1, vers 3; je distingue graphiquement les hémistiches) :

 

              Son cors a grant martire                         contre les anemis

 

Le premier hémistiche, de rythme anatonique* 6, présente une cadence féminine, et sa voyelle féminine 7e ne peut ni s’élider devant le mot suivant, celui-ci étant disjonctif (martire-re contre), ni contribuer au rythme de l’hémistiche suivant (puisqu’il fournit lui-même les six voyelles de son rythme anatonique). Forcé de constater l’existence de cette voyelle surnuméraire à la césure, on classe souvent ces vers comme particuliers en disant qu’ils ont une césure épique, par rapport auxquels les autres pourraient paraître plus ordinaires ou normaux.

On peut observer cependant que lorsque le premier hémistiche (sous-vers) est potentiellement féminin comme dans ce cas, Rutebeuf commence indifféremment le suivant par un mot jonctif ou disjonctif, comme ci-dessous (strophe 2, vers 4) :

 

              Qu’ils sont saint de la corde          et s’ont tuit lor pié nu

 

Il est donc plausible que dans de tels cas la voyelle féminine ne s’élidait pas plus que dans les autres et qu’ils pouvaient avoir une césure “ épique ” (s’il faut parler ainsi); et que, plus généralement, dans tous les alexandrins des poèmes où la césure “ épique ” est banale, elle n’a rien de particulier, et est simplement un symptôme du fait que les hémistiches n’étaient pas cosyllabés (ou du moins, banalement, ne l’étaient pas).

On peut parler de vers à hémistiches disjoints (syllabiquement) ou à composition lâche : dans ce système, un hémistiche initial féminin n’est pas plus particulier métriquement qu’un vers féminin, et, par conséquent n’appelle pas de commentaire métrique particulier (à juste titre on ne prend pas la peine d’épingler comme spéciaux les entrevers sur rime féminine). Rappelons, à ce propos, qu'à l’époque de Rutebeuf  la cadence des vers (féminins ou masculins) n’est pas réglée littérairement et indépendamment de la musique : ils sont librement féminins ou masculins. Il en va de même de chacun de leurs hémistiches syllabiquement disjoints ; et ainsi un alexandrin lâche – qu’on pourrait peut-être nommer “ épique ” que sa césure soit féminine ou masculine – a de douze à quatorze syllabes (avec un rythme métrique 6-6) selon qu’il a zéro, un, ou deux hémistiches féminins.

 

Conséquence stylistique -. Il serait donc plutôt recommandable de prononcer ces espèces d’alexandrins, que leur premier sous-vers soit féminin ou non, en deux sections syllabiques disjointes avec pause à la césure[9]. L’impression produite par des “ vers ” ainsi disjoints était vraisemblablement bien différente de celle de l’alexandrin classique qui, dans sa continuité syllabique et rythmique, est un vers long, le plus long ; elle pouvait le rapprocher du rythme des vers de rythme 6 ; on peut s’aider à se rapprocher de cette impression en les redisposant comme des 6-voyelles (de plus, ici, les modules de deux vers sont distingués par décrochage gauche de leur vers initial)[10] :

 

Cordeliers,  st. 16          L’evesques ot conseil             L’évêque tint conseil

                                             Par trois jors ou par quatre ;             pendant trois jours ou quatre.

                          Mais fames sont noiseuses,             Mais les femmes sont querelleuses,

                                             Ne pot lor noise abatre,             il ne put les apaiser,

                          Et vit que chacun jor              et il vit que jour après jour

                                             Les convenoit combatre,             il fallait les combattre :

                           Si juga que alassent             il jugea qu’ils iraient

                                             En autre leu esbatre.             ailleurs s’ébattre.

                                                         

Ainsi présentée, la strophe ressemble à un huitain géminé (type banal en texte de chant) dont les quatrains, comme souvent en tradition chantée, seraient rimés en (xa xa) au lieu de l’être en (ab ab), c’est-à-dire, en fait, sont rimés en (aa) au niveau des “ distiques ”. L’effet de lourdeur (?) que peuvent aujourd’hui (me semble-t-il) produire ces sortes de quatrains pourrait être dû en bonne part à la distorsion historique qui nous induit à les lire à peu près comme des alexandrins continus (sauf peut-être cas de césure épique) – vers d’une seule coulée, longs surtout pour cette époque.

On peut donc dire, malgré l'origine savante du mot, que ces “ vers ” ne sont pas vraiment et tout à fait des alexandrins au sens moderne de ce mot. Une analyse historique superficielle de la versification française peut donner l'impression que l'alexandrin a eu son heure d'importance, puis, qu'il est déchu, puis, qu'il est revenu en force pour dominer après le milieu du XVIe siècle. Mais du point de vue de la longueur des suites syllabiquement continues, il y a une plus grande continuité, les grands vers (composés) syllabiquement continus apparaissant vers le XVIe siècle, et le plus grand, l'alexandrin, n'apparaissant qu'à la fin de cette période, qui réalise progressivement une littérarisation du vers.

 

2.5  L'  “ alexandrin ” à césure lâche en quatrain géminé

L'analyse métrique en 6-6 à hémistiches disjoints et l'analyse strophique en quatrains composés (aa aa) ont des implications stylistiques convergentes.

On peut essayer de comparer l'effet produit par une enfilade de quatre longs vers monorimes (lecture  moderne A) et huit petit vers rimés en deux quatrains (lecture supposée à l'ancienne B) en s'aidant du formatage suivant. Pour favoriser dans A l'impression d'alexandrins en longs vers, j'ai forcé graphiquement l'élision des césures normalement féminines:

 

A                        L’evesques ot conseil par trois jors ou par quatre ;                

      Mais fames sont noiseus', ne pot lor noise abatre,

      Et vit que chacun jor les convenoit combatre,

      Si juga que alass' en autre leu esbatre.

 

B                                                                           L’evesques ot conseil                  

                                                                                                                                         Par trois jors ou par quatre ;         

                                                                                                      Mais fames sont noiseuses,            

                                                                                                                                         Ne pot lor noise abatre,

       

                                                                                                      Et vit que chacun jor                          

                                                                                                                                         Les convenoit combatre,             

                                                                                                       Si juga que alassent                

                                                                                                                                         En autre leu esbatre.                  

 

Cette expérience d'édition/lecture peut aider à prendre conscience que la réinterprétation rythmique en longs quadruplets de longs vers (A) d'espèces de petits vers assemblés en petit quatrains appariés en strophe géminée (B) transforme profondément, dans notre réception moderne, l'effet esthétique de ces strophes de Rutebeuf.

 

 

3. Argumentation rythmique

 

3.1  Dans une stance

Voici la strophe 22 du Dit des Cordeliers[11] avec sa traduction juxtaposée dans l’édition de Michel Zink (p. 60 ; caractères gras ajoutés ici) :

 

La deüst estre mires           la ou sont li plaié                         Le médecin devrait être là où sont les malades,

Car par les mires sont                 li navré apaié    car les médecins apaisent les souffrances des blessés.

Menor sont mire et nos                         sons par eus apaié                   Les Mineurs sont des méd. qui nous donnent la paix:

Por ce sont li Menor             en la vile avoié                   c’est pourquoi ils ont pris le chemin de la ville.

 

La distinction de deux distiques à l’intérieur du quatrain, donc de sa structure géminée (aa aa) et non simplement (aaaa), permet d’abord d’observer qu’un système de répétition s’y carre dans la structure métrique symétrique. Le mot mires, sujet d'une forme (simple ou modalisée) du verbe être, apparaît dans les deux hémistiches initiaux (h1) du distique 1 (D1), le mot Menor, sujet de sont, allitérant en m avec mires, dans les deux h1 de D2 : dans chaque distique, il y a ainsi une équivalence lexicale entre ses vers ; et au niveau supérieur, entre les deux distiques, il y a une équivalence structurale (du second degré), par homologie de cette équivalence de base.

Cette organisation disparaît dans la traduction avec le remplacement de la répétition par l'anaphore Mineurs > ils du vers 3 au vers 4. Du même coup disparaît une relation d’enchaînement entre les deux distiques constitutifs du quatrain. En effet comparons le dernier vers de D1 et le premier de D2 en adaptant l’ordre des constituants :

 

       Agent                Auxil.passiv.        GNs                Participe

 

         Par les mires      sont                li navré                apaié

       Par eus                sons                nos                apaié                (ordre modifié pour comparaison)

 

La correspondance est systématique : complément d’agent en par + GN (où j’entends, par GN, une unité non-clitique) ; un verbe passif ; un sujet GN (non clitique). Que nos n’est pas clitique dans nos sons (nous, nous sommes, plutôt que nous sommes) est confirmé par le fait que ce pronom est conclusif de h1 (voyelle 6). Ce parallélisme disparaît dans la traduction, qui rend le sujet non-clitique nos par un complément clitique nous (dans nous donnent) et le GN (non-clitique) eus par un pronom quasi-clitique dans (qui … donnent).

Cette organisation rhétorique répétitive métriquement scandée a une valeur argumentative. Du vers 1 au vers 2, la répétition scande une justification explicitée par car ; du vers 3 au vers 4, elle scande une conséquence explicitée par por ce ; du premier distique au second, l’enchaînement par parallélisme et l’équivalence structurale de répétition scandent l’argumentation qui transpose une fonction sociale des médecins aux Mineurs. C’est pourquoi on peut parler à ce sujet d’argumentation rhétorique et rythmique. Comme on le voit par l’analyse du quatrain monorime en paire géminée de distiques, une analyse métrique correcte est nécessaire à sa reconnaisance.

Cette rhétorique n’est pas conservée dans la traduction. On a déjà fait la même remarque à propos de la traduction du Voir Dit de Guillaume de Machaut (vers 1365) par Paul Imbs dans la même collection éditoriale des Lettres gothiques[12].

 

3.2  Dans une suite continue de distiques

Dans le Testament de l'âne, suite de 8v rimés en (aa), datant de vers1253-54), p. 104, un prêtre objet d’une accusation dialogue avec son évêque (p. 108, V.109s, distiques numérotés ici selon leur position dans l'extrait) :

 

1          Dist li prestres: – Biax tres dolz sire, Le prêtre répondit:  – Mon très cher seigneur,

             Toute parole se lait dire.           tous les propos peuvent circuler.

2          Mais je demant jor de conseil     Mais je demande un jour de réflexion

             Qu’il est droit que je me conseil     car il est juste que je réfléchisse

3          De ceste choze,] cil vos plait ]       à cette affaire, sil vous plaît

             (Non pas que je i bee en plait).  (non pas que je sois friand de procédure).

4          - Je wel bien le conseil aiez    - Je consens à ce que vous ayez ce délai de réflexion,

             Mais ne me tieng pas apaiez       mais je ne vous tiens pas quitte

5          De ceste choze,] cele est voire.]                   de la chose, si elle est vraie.

             – Sire,  ce ne fait pas a croire.       – Mgr, il ne faut pas y ajouter foi

 

Dans D2 (distique 2), le retour rimique de la notion de conseil (réfléchir, substantif > verbe pronominal) scande la justification (demande de réfléchir justifiée par le droit de réfléchir). Il s’agit de réfléchir sur cette chose, conseil de ceste choze. Bonne raison, donc demande accordée par l’évêque, mais en précisant que cet accord concerne seulement le conseil, pas la chose : il reprend en les dissociant les deux termes (conseil et de ceste choze), ce qui scande sa réserve. Il y a enjambement discordant entre les deux premiers distiques, incluant le fait que le constituant [ je me conseil / De ceste choze ] franchit la frontière du D2 sans aller jusqu'au bout du suivant ni même de son premier vers. La division métrique discordante de ce constituant correspond à la progression suivante :

 

              A)                          — je demant jor de conseil

                   B)                   … que je me conseil / De ceste choze

                   C)  — … le conseil… mais… pas… de ceste choze

 

Il y a déjà du sens à la fin de D2 (demande de réflexion); cela étant, par rapport à la notion de conseil, la mise en le rejet du complément De ceste choze le fait apparaître comme une spécification ajoutée pour la seconde occurrence et le focalise différentiellement.

Il y a de nouveau une discordance dans D4/D5: un constituant, Mais ne me tieng pas apaiez / De ceste choze,  enjambe leur frontière sans aller jusqu'au bout de D5, et il enjambe encore par De ceste choze (mis en rejet). Mais cette fois la séparation métrique fait plus que focaliser une spécification; elle scande une séparation sémantique et syntaxique entre ce que l'évêque accorde, le conseil (réflexion), et ce dont il ne se tient pas apaiez : (De) ceste choze. Ainsi l'évêque sépare, comme en rebondissant sur la rhétorique de son interlocuteur pris au mot, ce que celui-ci a séparé, et la métrique scande, par discordances parallèles, cet effet de réplique.

La traduction variant à cette affaire > de la chose ne rend pas ce rebond.

En fait, dans le propos du prêtre, il y avait même un rejet à double détente : deux conditionnelles parallèles, c'il vos plait et c'ele est voire en rejet prolongé, renforcent les parallélismes métriques précédents.

 

3        De ceste choze, c’il vos plait   à cette affaire, s’il vous plaît

 

          Mais ne me tieng pas apaiez       mais je ne vous tiens pas quitte

5        De ceste choze, c’ele est voire.   de la chose, si elle est vraie.

 

Ce ne sont là que deux exemples…, mais le texte fourmille, chez Rutebeuf comme chez Machaut, de ces répétitions métriquement articulées qui nous paraissent aujourd’hui bizarres ou naïves, et qui, dans une culture ancienne, supportaient une argumentation ou des effets de sens par le rythme. Comme il serait encore plus facile de respecter un peu cette organisation rhétorique que de la dissoudre, on dirait que certains traducteurs modernes non seulement (peut-être) ignorent, mais évitent ces répétitions comme des maladresses. Mais, puisqu’il s’agit ici (comme il y a quelques années pour Machaut) du programme du concours d’agrégation, on peut recommander aux candidats de parier qu’un jury apprécierait un effort explicitement justifié de reconnaître cette rhétorique métrique et de la transposer, au moins comme preuve d’un souci de vraie fidélité à la lettre et au rythme du texte et à leur puissance de sens.

 

                                                                                                             Benoît de Cornulier

 

 

 

Annexe

Sur les quatrains monorimes

 

Les stances médiévales rimées en (aaaa) sont traditionnellement (aujourd'hui encore) considérées comme de purs quatrains. Pourtant, par exemple, Charles Doutrelepont (1992) a montré que chez Chrétien de Troyes (deuxième moitié du XIIe siècle), dans une suite continue de distiques (aa), deux distiques successifs étaient parfois rimés sur les mêmes terminaisons.

 Pourquoi, s’agissant de strophes, préférer l'analyse binaire en strophes géminées, paires de (aa) rimiquement enchaînés ou unissonants ?

Il est probable que l'analyse en simple quatrain (aaaa) est conforme au moins à la manière dont, de nos jours, des lecteurs familiers de poésie classique lisent Rutebeuf ; oui bien sûr, aujourd’hui (et depuis assez longtemps), spontanément, on peut les traiter rythmiquement de cette façon; mais les classiques ne pratiquaient pas le quatrain (aaaa), et le traitement de ces quatrains en simples quadruplets n'est pas conforme au système médiéval. On est enclin aujourd'hui à traiter rythmiquement des formes médiévales avec les principes intériorisés du système classique : c'est une espèce de réfraction historique des formes. Comme le “ logiciel ” métrique a changé dans les esprits, il ne traite plus toujours les mêmes textes de la même façon; comme nous n'avons plus dans nos têtes un principe d'enchaînement rimique, nous ré-organisons spontanément des (ab bc cd de ef fg…) en (a bb cc dd ee ff g…), qui deviennent des lors sémantiquement discordants, et des (aa aa) en (aaaa). Ce traitement rythmique peut s'imposer de nos jour – il est devenu “ évident ” –, mais comme il est explicable par le changement de système métrique dans les esprits, son évidence n'a pas valeur d'argument contre une analyse historiquement informée.

L’analyse des (aaaa) de Rutebeuf en paires de (aa) enchaînés se justifie d’abord par ce qu'on peut appeler la grammaire des strophes (système rimique) :

L'analyse radicalement quaternaire des (aaaa) crée une exception. Alors que, hors du style métrique de chant, les groupes rimiques de modules sont très généralement binaires, et rarement ne serait-ce que ternaires, l'analyse quaternaire fait apparaître des groupes de modules directement quaternaires, exceptionnels en cela même. L'analyse binaire des (aaaa) en (aa aa) supprime cette exception à la Tendance binaire.

Du même coup, elle permet d'apercevoir une nouvelle généralisation : l'importance des strophes géminées (à composants unis par liaison rimique) chez Rutebeuf.

L’examen de la concordance fournit un argument d’un autre ordre : d'une manière générale, la tendance à la concordance entre les formes rythmiques et suites de mots qui leurs correspondent, que j'appelle les expressions métriques (e.m.) - que ce soit des vers, hémistiches, modules, groupes rimiques de modules (GR), groupes de GR, etc. - se traduit le plus manifestement par ce principe de Tendance à la consistance des e.m. conclusives :

 

Les e.m. conclusives sont généralement consistantes : le plus souvent, ce sont des constituants grammaticaux ou des suites discursives ayant une certaine cohérence.

 

Cette tendance ne s'étend pas aux e.m. non conclusives. Il est banal, et souvent sans effet significatif, qu'un hémistiche initial de vers, un vers initial de module, etc., ne soit pas consistant; le plus souvent, parce qu'une unité linguistique qui commence à l'intérieur de cette e.m. initiale se termine dans la suivante (généralement à sa fin si cette dernière est conclusive).

Ainsi dans le Dit des Cordeliers : Dans la plupart des 25 quatrains, D2 (distique 2 supposé) est une unité grammaticale ou discursive. Exemple parmi d’autres, dans la strophe 18 (p. 58), il y a une phrase qui enjambe de D1 dans D2:

 

  mais la fole gent voient

                                 Que lor leus laissent cil                     qui desvoiez avoient

                                            Por oster le pechié                          que en tel leu savoient.

 

mais D2 coïncide avec la complétive en que complément de voient.

Exceptions assez nettes : les strophes 23 et 24 (p. 60). Dans st. 23, comme la ponctuation éditoriale le souligne, les vers 2 et 3 semblent occupés par une phrase,

 

                                 Car ce qui est oscur                          font il cler devenir,

                                            Et si font les navrez                          en senté revenir.

 

Les exceptions à la tendance à la consistance des e.m. conclusives sont minoritaires plutôt que rares dans poésie du Moyen Age. Et il semble qu’alors dans bien des cas elles ne visent pas à produire un effet stylistique de discordance : il n'y a pas lieu de les commenter systématiquement et au coup par coup.

Dans la strophe 9 du Dit des Cordeliers (p. 54), les mots conclusifs d'hémistiche, à la césure ou à la rime, sont :

 

                                 plaint                         plaindre

                                            plaint                         plaindre

                                            point                         poindre

                                            desjoint                         joindre

 

La répétition du couple plaint-plaindre occupe D1. La graphie, et la prononciation actuelle, suggèrent une légère variation rimique par apparition d'une glissante devant la voyelle tonique du vers, correspondant avec le passage de D1 à D2. Toutefois l'analyse phonologique incertaine de ces finales diphtonguées et l'incertitude sur la fidélité des manuscrits au texte de Rutebeuf rendent cette observation peu probante par rapport à la pertinence de la distinction des deux GR (distiques). Disons simplement qu'elle semblerait plutôt tendre à la confirmer.

L'attention à la stucture binaire du quatrain (aa aa) conduit dans bien des cas à observer des détails manifestant l'unité de son distique terminal; ex., la strophe 25 (p. 61), dont le distique conclusif est aussi terminal du Dit :

 

                                 [B]ien le deüst sosfrir              mes [sire] Ytiers li prestres:

                                            Paranz a et parentes                          mariez a grant festes ;

                                            Des biens de Sainte Yglise              lor a achetez bestes :

                                            Li biens esperitiex                          est devenuz terrestres.

 

On pourrait analyser ce quatrain en groupes thématiques de vers : 1, 2-3, 4, où les vers 2-3 développent ce qu'a fait le curé Itier; ce développement enjamberait la frontière de distiques sans aller jusqu'au bout du conclusif : V3 serait en quelque sorte en rejet au début de D2. Pourtant il y a une cohérence de D2: c'est en achetant des bêtes avec les biens de l'Eglise qu'on a converti des biens spirituels en terrestres. Le dernier vers commente l'avant-dernier. Ce lien argumentatif se traduit dans la forme : Les deux derniers vers commencent par un constituant dissyllabique dont la tête nominale est dans les deux cas le mot biens ; à la rime se répondent bestes et terrestres qui se correspondent de la même manière par le sens. Ce parallélisme rhétorique évident à l'échelle du distique élargit un parallélisme plus discret à l'échelle de son premier vers : au nom initial désignant les biens de l'Eglise répond logiquement et formellement à la fin du vers le mot bestes, qui est de même rythme anatonique (1v) et de même attaque consonantique (allitération en b de biens > bestes)[13].

Ainsi la reconnaissance de la structure composée des quatrains (aa aa) peut favoriser l'analyse rhétorique et stylistique du poème. On pourrait en voir d'autres exemples en examinant quelques cas de répétition…

 

 

Références

 

Cornulier (de), Benoît,

1995, Art poëtique, Presses de l’Université de Lyon.

1999, Petit Dictionnaire de métrique, polycopié, Centre d’Etudes Métriques, Université de Nantes.

2005, “ Rime et contre-rime en tradition orale et littéraire ”, p. 125-178 de Murat & Dangel 2005.

Doutrelepont, Charles, 1992, “ Rime et rhétorique au XIIe siècle: Répétition, antonymie et antanaclase chez Chrétien de Troyes ”, dans Actes de la Société Canadienne pour l'étude de la rhétorique, vol. 4.

Elwert, Theodor, 1965, Traité de versification française, Klincksieck.

Martinon, Philippe, 1912, Les Strophes, Champion.

Murat, Michel, et Dangel, Jacqueline, 2005, Poétique de la rime, Champion.

Rutebeuf, 2001(<1989-1990), Œuvres complètes, éd. par Michel Zink, collection Lettres Gothiques, Livre de poche.

 

 

 



[1] Rédaction d’un exposé présenté à l'Université de Nantes et à l'Ecole Normale Supérieure. de Lettres et Sciences Humaines de Lyon à l’occasion de l’agrégation de 2006.

[2] Michel Zink écrit à ce sujet (p. 33 de son introduction) que dans sa poésie Rutebeuf “ parle et ne chante pas. Certains soutiennent cependant que les poèmes en tercets coués [en 8 8 4] peuvent avoir été chantés. Mais les manuscrits n’offrent aucun indice à l’appui de cette hypothèse ”.

[3] Les termes marqués d’un astérisque sont définis dans l’Art poëtique, dans le Petit Dictionnaire de métrique ou dans l’article sur “ Rime et contre-rime ” indiqués en références.

[4]  On trouve plus tard deux autres formules lyriques : chanson sur Notre Dame (p. 822) en suite périodique de (ab ab  ccb bc), quatrain en 4-6v et quintil en 5v, et chanson de Puille (p. 828), en suite périodique de (abab cccb) de 8v.

[5] La notion de groupe (ou strophe) géminé est un cas particulier de celle de groupe (ou strophe) qu'on pourrait dire symétrique (si ce terme n'avait déjà reçu un sens différent chez Martinon 1912), car un groupe (abab cdcd efef) composé de trois, et non seulement deux GR de même structure paraîtrait encore caractéristique du style métrique de chant ; mais il en serait caractéristique aussi par son caractère ternaire.

[6] Le jeune Rimbaud connaissait-il ces suites de tercets de Rutebeuf quand il a décrit en tercets 884 traités comme des stances* les “ Effarés ”, qui souffrent eux aussi de l'hiver, du froid, du vent, du manque de vêtements?

[7] Je n’ai pas cherché à justifier ici la distinction d’un niveau des “ vers ” et d’un niveau supérieur comme celui des “ distiques ”, et me suis contenté d’appeler vers les expressions métriques formatées en alinéas métriques dans l’édition. Ainsi on pourrait se demander si ces “ distiques ” 6/6 ne peuvent pas être considérés comme des “ alexandrins ” 6-6. Rappelons, cependant, que la tradition métrique orale et en particulier celle du chant n’est pas marquée par la linéarité comme la tradition littéraire classique où la saturation rimique s’est rigoureusement concentrée à un niveau unique de “ vers ”.

[8] Un seul Dieu tu adoreras / Et aimeras parfaitement. / Dieu en vain tu ne jureras / Ni autre chose pareillement / Les dimanches tu garderas / En servant Dieu dévotement. / Tes père et mère honoreras / Afin de vivre longuement. / Homicide point ne seras / De fait ni volontairement. Etc.

[9] Remarque : dans un vers classique comme Oui, puisque je retrouve un ami si fidèle (comme au début d’Andromaque de Racine), le premier hémistiche n’est normalement pas féminin puisque, le vers étant normalement syllabé en continuité, retrouv(e) n’a que deux voyelles devant le mot jonctif un. On peut seulement dire qu’il s’agit d’un hémistiche potentiellement féminin. Cela dit, on sait que la diction pouvait être moins rigoureuse que le système théorique et que des pauses étaient parfois faites à l’intérieur du vers, y rendant possibles des e féminins non numéraires.

[10] La traduction donnée à droite est adaptée de celle de Michel Zink en s’ajustant à la structure en distiques et à la succession des 6v.

[11] Cet exemple unique est extrait de ceux exposés en janvier 2006.

[12] Voir Cornulier, “ Rime et répétition dans le Voir Dit de Machaut (vers 1365) ”, polycopié, Université de Nantes, consultable sur le site de l’Université de Rennes-2 :

                                           <http://www.uhb.fr/alc/medieval/machaut/cornulier.PDF>

[13] L’équivalence d’attaque bien = bestes peut favoriser un contraste du type contre-rimique entre ces deux mots: ce serait un cas où une consonne glissante semble participer à la forme catatonique: iens > estes. Cet effet de contre-rime est d’autant plus plausible que estes fait la rime d’un vers à l’autre, et conviendrait au sens (transformation/contraste). J’ignore s’il peut être pertinent chez Rutebeuf qu’une même forme bien(s) (de deux mots différents) initie à peu près les deux distiques (Bien le deüst// Li biens…).