Le 28 décembre 1913, Péguy publie dans les Cahiers de la Quinzaine un poème colossal de 1911 quatrains, soit 7644 vers, Eve. Deux ans plus tard, il meurt au champ d’honneur sans avoir poursuivi dans la voie de la poésie, blessé par l’accueil glacial réservé à cette œuvre qu’il considérait comme la synthèse de sa pensée. Centré sur le personnage d’Eve, ce poème tente de retrouver dans la réalité quotidienne l’histoire du salut et prend les différentes formes de la litanie, de la prière, de l’épopée… Bien qu’il se montre extrêmement classique dans son traitement de l’alexandrin, Péguy fait preuve de modernité en utilisant en 1913, un procédé métrique encore rare, la césure italienne, souvent aussi dite « enjambante », très exceptionnelle à la fin du XIXe siècle et encore rare, donc remarquable au début du XXe, même si aujourd’hui une majorité de lecteurs ne la remarquent plus. Puisqu’elle choque ou frappe inévitablement tout familier de la poésie traditionnelle, elle est nécessairement voulue par un auteur en quête d’effets.
Qu’est-ce que la césure italienne (qui n’est nullement propre aux italiens) ? Soit ce vers de notre corpus où nous indiquons par un tiret la division probable en sous-vers (hémistiches) :
Et ce n’est pas des textes — d’archéologies (p. 1098, 1)[2]
Si on scande indépendamment chaque hémistiche, le premier est bien un 6-voyelles à finale féminine (7 voyelles au total, dont la dernière est féminine ou posttonique), mais le second n’aurait qu’un rythme de 5 (voyelles a, é, o, o, i, un éventuel e posttonique ne pouvant pas appartenir à sa mesure). Pour sentir en 6-6 ce vers ainsi composé (sans division du mot « textes »), il faut que la valeur rythmique de la féminine finale du premier hémistiche (l’e de « textes ») contribue à l’effet rythmique du second, ce qui peut se faire spontanément dans la tête de la majorité des lecteurs actuels, mais ne se faisait pas si spontanément dans la tradition antérieure, où le rythme de chaque hémistiche était recherché dans lui seul : dans un traitement rythmique classique, pour que chaque hémistiche possède ses 6 voyelles métriques, il aurait fallu que le mot « tex – tes » soit écartelé entre les hémistiches comme dans deux petits vers autonomes :
Et ce n’est pas des tex-
Tes d’archéologies
On pourrait justement parler en ce cas de « césure enjambante », avec un écartèlement peu naturel du mot enjambant la césure, frontière des hémistiches. Mais tel n’est certainement pas le traitement rythmique de cet alexandrin chez Péguy : il ne pratique pas, et de loin, de rejets ou discordances aussi fortes: sa métrique est dans l’ensemble très concordante et à cette égard très classique. Il s’agit donc bien chez lui d’un cas de récupération rythmique à la césure 6-6 sans aucun effet d’enjambement de mot.
Est-ce à dire que Péguy traite dans ce poème l’alexandrin de manière analytique, c’est-à-dire, comme dans le 4-6 ou 6-4 italien de la Divine Comédie, en telle sorte que le second hémistiche de chaque vers puisse librement, et pour ainsi dire de manière anodine, bénéficier de la valeur rythmique d’une posttonique terminale de l’hémistiche précédent ? Dans cette hypothèse, compte tenu de la fréquence relative des syllabes féminines, on devrait s’attendre à ce que beaucoup plus de dix pour cent des vers du poème présentent un cas de récupération rythmique à la césure ; et les vers à césure masculine seraient simplement des cas où la possibilité offerte par le mode de traitement analytique n’est pas exploitée, et la différence entre les césures à récupération rythmique et les autres pourrait être de valeur stylistique mineure, voire négligeable. Mais, bien loin de là, on ne relève que 12 césures à récupération sur les 7 644 alexandrins d’Eve, soit 0,15 % (leur dénombrement précis est rendu possible par la simplicité et l’évidence de la métrique du poème) ; et de plus, elles sont concentrées dans deux passages, donc absentes de la presque totalité d’Eve. Donc Péguy, versificateur en cela classique, traite systématiquement l’alexandrin de manière synthétique dans Eve, le second hémistiche ne tirant sa mesure 6 que de sa propre substance ; lorsqu’il place une forme potentiellement féminine à la césure, comme « article », il ne manque pas de lui faire succéder un mot jonctif, comme « et » devant lequel son « e » s’élide. Les césures à récupération, que nous continuerons ici à nommer « italiennes », sont exceptionnelles dans Eve, beaucoup plus rares proportionnellement qu’à la même époque dans Alcools d’Apollinaire, chez qui c’était un trait de modernité utilisé avec modération, donc, tout de même, encore remarquable au cas par cas.
Vu le caractère manifestement exceptionnel des césures italiennes dans Eve, et leur concentration, indice d’un usage volontaire, il vaut la peine de les relever minutieusement et on peut s’interroger sur leur visée stylistique.
Le premier ensemble se situe au début du « climat » (suite de quatrains unis par la sémantique) contre les modernes (p. 1097 et sq.), constitué de 500 quatrains.
Nous citerons largement le contexte dans lequel apparaissent les 12 césures italiennes afin que le lecteur puisse se faire une idée par lui-même, sans être conditionné par un ensemble restreint ; toutefois certaines strophes ne seront représentées que par leur premier vers pour que cette citation du texte ne prenne pas de trop importantes proportions. En effet, Péguy est un auteur de la répétition et de la démesure verbale, ce qui nous oblige à le citer longuement pour circonscrire l’ensemble qui nous intéresse. Nous signalons par un tiret et numérotons en marge les césures italiennes.
De quoi auront besoin les hommes face à l’événement surnaturel du jugement dernier :
Ce n’est pas de mémoire et de certificat
Que nous aurons besoin dans ce commun désastre.
Et ce n’est pas d’histoire et de raison d’Etat
Que nous aurons besoin pour cet autre cadastre.
[…]
Et ce n’est pas de carte et de géographie
Que nous aurons besoin dans ce commun désastre.
Et ce n’est pas de plans et de topographie
Que nous nous munirons pour ce nouveau cadastre.
1
Et ce n’est pas des cartes — de géographies
Que nous emporterons au jour du jugement.
Et ce n’est pas des plans et des topographies
Que nous emporterons sur notre bâtiment.
2
Et ce n’est pas des textes — d’archéologies
Que nous emporterons sur notre galéasse.
3
Ce n’est pas par des notes — de philologies
Que nous justifierons notre vieille carcasse.
Ce n’est pas des cadrans et de mauvais compas
Que nous emporterons le jour de cette chasse.
Ce n’est pas de conserve et d’un mauvais repas
Que nous aurons empli notre maigre besace.
Ce n’est pas un fatras de physiologies
Que nous emporterons le jour de la colère.
Ce n’est pas un ramas de généalogies
Que nous emporterons pour le jour du salaire.
Et ce ne sera pas une maigre boussole
Que nous consulterons dans son morne habitacle.
Et nos pavois seront une autre banderole.
Et nos coffres seront un autre tabernacle.
Et ce n’est pas des tas de sociologies
Que nous emporterons le jour du jugement.
Et ce n’est pas des rats de bibliographies
Que nous emporterons le jour du règlement.
Et ce n’est pas des sots et des sociologues
Qui rameront pour nous sur nos pauvres trois-mâts.
Et ce n’est pas des mots et des archéologues
Qui penseront pour nous dans ces derniers frimas.
4
Et ce n’est pas des planches — de bibliothèques
Qui trembleront pour nous le jour de la colère.
Et des recolements et des pinacothèques
Le jour du règlement et le jour du salaire.
[…]
5
Ce ne sont pas les courbes — et les sismographes
Que nous invoquerons le jour du tremblement.
Et ce n’est pas l’article avec les paragraphes
Que nous invoquerons le jour du règlement.
Le deuxième ensemble de césures italiennes (sept), se trouve un peu plus loin (p. 1105 et sq.), dans le climat contre les modernes.
6
Ce n’est pas leurs balances — de pharmaciens
Qui diront notre poids quand nous serons pesés.
7
Ce n’est pas leurs sentences — de praticiens
Qui diront notre sort quand nous serons dosés.
8
Ce n’est pas leurs balances — de précision
Qui diront notre poids quand nous serons pesés.
Ce n’est pas leur sentence et leur décision
Qui diront notre sort quand nous serons dosés.
Ce n’est pas l’apophtegme et les concisions
Qui diront le seul mot quand nous serons pesés.
Ce n’est point des calculs que nous invoquerons
Le jour que nous serons offerts et adjugés.
9
Ce n’est pas les articles — du Code civil
Que nous invoquerons dedans cette détresse.
Nos regards connaîtront un bien autre péril.
Nos regards chercherons une autre forteresse.
10
Ce n’est pas les articles — du Code pénal
Que nous invoquerons dans ce dernier combat.
Nos regards connaîtront un autre Tribunal.
Nos regards chercherons un bien autre Avocat.
(…)
11
Et ce n’est pas leurs drogues — de pharmaciens
Qui guériront le mal dont nous sommes perclus.
12
Et ce n’est pas leurs morgues — de praticiens
Qui fermeront le seuil dont nous sommes exclus.
Dans quel moule rhétorique Péguy a-t-il placé ces césures peu communes ? Le contexte est celui du climat contre les modernes, entièrement construit sur des négations en distique, selon un modèle unique – à quelques variations ou exceptions près – : le tour « Ce n’est (ne sont) pas X [vers 1] qui Y [vers 2] » partagé entre les deux vers du distique. La césure italienne porte toujours sur le substantif principal du groupe nominal introduit par la négation ; il y a donc lieu de supposer que ce terme concentre la valeur négative connotée par la césure dans ce climat de la contestation. Le poète y dénonce l’incapacité du monde moderne à aider les hommes démunis face à l’événement surnaturel du jugement dernier : ils ne trouvent pas de soutien auprès des autorités habituellement reconnues - mais exclues du « nous » représentant l’humanité par le jeu des négations et montrés ainsi du doigt : « professeurs d’histoires » (p. 1099, 3), « faiseurs d’épitaphes », « gardes des sceaux » (p. 1100, 4)… Le perpétuel décalage entre les aspirations de Péguy et celles du monde moderne, rapprochées en un distique, prête souvent à sourire par un contraste cocasse.
La césure l’italienne occupe toujours la même place métrique : elle se trouve soit dans le premier vers du premier distique du quatrain, soit, comme ci-dessous, dans le premier vers de chacun des deux distiques du quatrain, avec, toujours, la même position confirmant sa connotation péjorative.
Ce n’est pas leurs balances — de pharmaciens
Qui diront notre poids quand nous serons pesés.
7
Ce n’est pas leurs sentences — de praticiens
Qui diront notre sort quand nous serons dosés. (p. 1105, 8)
A l’exception d’un seul, les hémistiches terminaux qui suivent les césures italiennes ont tous la forme grammaticale d’un complément du nom dépendant du substantif dont ils récupèrent la valeur rythmique du « e » final. Or ces « cartes », « textes », « notes », « planches », « courbes », « balances », « sentences », « articles », « drogues », « morgues », sont les instruments de la science ou technologie et des modernes que Péguy dénigre (le poète s’attaque aux objets qui caractérisent ces hommes, avant de se moquer de ces derniers eux-mêmes). Non seulement ces notions sont thématiquement homogènes, mais plusieurs présentent des parentés phonémiques locales, en position de rimes césurielles (cartes = textes = notes, balances = sentences), où le parallélisme exprime que toutes ces choses, supports de papier des sciences fustigées, se valent comme dérisoires. Ces diverses similitudes confirment le caractère intentionnel et ciblé de ces césures italiennes.
La première apparition de la césure italienne n’est pas signalée par un bouleversement rhétorique :
1
Et ce n’est pas des cartes de géographies
Que nous emporterons au jour du jugement. (p. 1097, 8)
On remarquera seulement l’apparition d’un « s » final au mot « géographie(s) ». Ce pluriel est peu banal dans le syntagme « cartes de géographie(s) » ? Est-il ironique ? Oui, sans doute. Remarquons d’abord que, d’un vers et d’un quatrain à l’autre, un contraste sur fond de parallélisme associe l’apparition de la césure italienne avec celle du pluriel (empêchant l’élision de la posttonique) : le premier vers césuré à l’italienne, qu’on vient de citer, était précédé du vers ci-dessous, qui mettait donc la césure italienne en contraste :
Et ce n’est pas de cart(e) et de géographies
La multiplication peut dévaloriser la notion en substituant l’accumulation d’ouvrages matériels à une doctrine potentiellement unique. Cette valeur négative de la pluralité, lexicalement signifiée ensuite par les mots « fatras », « ramas » et « tas » rimant d’une césure à l’autre, apparaît plus clairement dans le cas des « professeurs d’histoires » (p. 1099, 3), où la mise au pluriel de l’histoire dégrade la valeur sémantique du terme: raconter des histoires n’est pas enseigner l’histoire. On retrouvera ensuite ce pluriel dans toutes les strophes, que la césure soit ou non italienne.
La seconde salve de césures italiennes, succédant à cinq strophes parlant du poids et de la mesure, est ouverte par ce quatrain :
6
Ce n’est pas leurs balances de pharmaciens
Qui diront notre poids quand nous serons pesés.
7
Ce n’est pas leurs sentences de praticiens
Qui diront notre sort quand nous seront dosés.
p. 1105, 8
Il est commun de dénigrer la mesquinerie des « comptes d’apothicaires » et des pesées sur balance de pharmacien. La diérèse qui découpe les noms de métier des « pharmaci-ens » et « pratici-ens »[3] syllabe par syllabe en granules homéopathiques convient à la microscopie d’un travail de laboratoire ou d’officine de justice, comme, un peu plus loin, à la « précisi-on » et à la « décisi-on » des uns ou des autres. En détachant syllabiquement et faisant valoir à l’hémistiche une voyelle féminine normalement élidable et tout à fait exceptionnelle en cette position, la césure italienne peut concourir à ridiculiser la vanité et la mesquinerie de ces techniques méticuleuses sans rapport avec le « poids » de l’enjeu.
Pourquoi avoir concentré dans ce climat les césures italiennes ? Marque d’une versification moderne à laquelle l’auteur attache clairement une valeur péjorative, la césure italienne, pratiquée dans un esprit de dénigrement, ne pouvait mieux trouver sa place dans cet immense réquisitoire dénonçant l’incapacité des sciences à se dégager du matériel et de là, à répondre aux aspirations spirituelles de l’homme. Il était sans doute ironique, de la part de Péguy, d’employer cette tournure métrique moderne contre les modernes, à l’heure où un poète comme Apollinaire, dans Alcools, l’employait plutôt avec le souci d’innover.
Clotilde
Barthélemy
Département
de Lettres Modernes, Université de Nantes
[1] Article adapté d’un chapitre d’un mémoire de maîtrise (Master 1) de Lettres Modernes de l’Université de Nantes soutenu en 2005.
[2]
Nous nous référons à l’édition des Œuvres
poétiques de Péguy, Paris Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, (Édition
de Marcel Péguy avec la collaboration de Pierre Péguy et Julie Sabiani,
introduction de François Porché, 1994)