Question BC, en quoi "orguE, orgue" serait-il "hyperlyrisme".

RÉFÉRENCE A LA CHANSON

&

INNOVATION PROSODIQUE

DANS CERTAINS VERS  DE JULES LAFORGUE

On l’a dit et redit – ne serait-ce que pour hâtivement confirmer le hâtif jugement de Mallarmé –, il existe, disséminés à travers l’oeuvre versifié de Laforgue, un certain nombre de “vers faux”. Atteinte, donc, au principe d’équivalence métrique  ou présumée telle ; ainsi, parmi des tercets 12/12/12 :

6/6             C’est vrai, j’ai bien roulé ! // j’ai râlé dans des gîtes

11             Peu vous ; mais n’en ai-je pas plus de mérite

6/6             A en avoir sauvé // la foi en vos yeux ? dites... (Pierrots : Imitation)

et, inversement, parmi une suite de quatrains 12/12/12/12 :

13             Aujourd’hui, microscope de télescope ! Encore,

6/6             Nous voilà relançant // l’Ogive au toujours Lui, (Nobles et touchantes divagations sous la lune : Ibid.)

de même :

13             “Infini ! Un temps viendra que l’Homme, fou d’éveil,

6/6             Fera pour les Pays Terre-à-Terre ses malles ! (Gare au bord de la mer :Fleurs)

Ou d’égalité numérique ; ainsi, dans la Complainte du vent qui s’ennuie la nuit  :

4                Le vent assiège,

3                Dans sa tour,

4                Le sortilège

3                  De l’amour ;

4                Et, pris au piège,

4                Le sacrilège

4                Geint sans retour.[1] c'est pas des faux!

etc. Ou, dans la C. de l’ange incurable :

3                Et vous, tendres                     - En allées                             Le déverse

2                  D’antan ?                                Là-bas !                                 Au fond.

mais :

3           Non ! vaisselles                   Ah ! des ailes

3             D’ici-bas !                             A jamais !

[– avec décrochement indû à la marge, suggérant, à la manière d’un trompe-l’oeil, une illusoire différence numérique, par quoi le brouillage s’insinue même entre vers concrètement égaux ! ]

On l’a souvent noté aussi, il use volontiers d’une prosodie peu orthodoxe : soit qu’il ait recours à l’apocope “populaire” (signalée par une apostrophe : apocope explicite), là où la prosodie traditionnelle réclame la réalisation du “e” muet, ou à d’abruptes synérèses – comme, censément, dans : “bi/blio/thèques” – ou, à l’inverse, qu’il “compte” pour deux syllabes telle rencontre de deux voyelles graphiques transcrivant, d’ordinaire, une seule et même syllabe phonique – comme dans : “LU=I”, ou “Cro=asades” [2].

 

Or, il nous semble que l’on accepte un peu vite une telle typologie, et qu’elle ne suffit pas à rendre compte de ce qui se passe effectivement dans ces vers. Certes, rien ne paraît pouvoir réduire la différence syllabique surgissant, dans une suite de 12-, de l’inopinée présence de :

6/6                       Un colon vague et pur, // éleveur, architecte,

6/6                       Chasseur, pêcheur, joueur, // au-dessus des Pandectes !

14                           Entre la mer, et les Etats Mormons ! Des venaisons

6/6 (4/4/4)              Et du whisky ! vêtu // de cuir, et le gazon (Albums : Imitation)

ni, à plus forte raison, celle qui surgit, parmi une suite de distiques 12-syllabiques, de :

4/4/4                       Tu me deman//des pourquoi Toi ? et non un autre...

11                           Je ne sais ; mais c’est bien Toi, et point un autre ! (Figurez-vous un peu)

dans une série 12-syllabique, de :

4/4/4    Les capita//les échauffan//tes, même au frais

6/6 (4/4/4)              Des Grands Hôtels tendus // de pâles cuirs gaufrés,

10        Faussent. – Ah ! mais ailleurs, aux grandes routes,

7/5        Au coin d’un bois mal famé, // rien n’est aux écoutes... (Petites misères de juillet)

ou, dans une suite de quatrains 12-, de :

6/6                    Et l’Homme renvoyait // ses comptes à des temps

11                     Plus clairs, sifflotant : “Cet univers se moque, 

Mais l’usage qu’il fait, ailleurs, des apocopes explicites  ne nous incite-t-il pas à entendre, avec apocopes, cette fois, implicites :

                      • Aujourd’hui, microscop’ // de télescope ! Encore,

                      • “Infini ! // Un temps viendra que l’Homm’, // fou d’éveil,

et, par là, à ramener le nombre syllabique global, censément “faux”, de ces vers, au fatidique 12 – voire, pour le premier, à une impeccable scansion 6/6 ?

Auquel cas, ces vers “faux” ne le seraient plus. Mais ils n’en seraient pas pour autant conformes aux traditionnelles contraintes réglant la “langue des vers” : atteinte au principe d’égalité de vers à vers, ou manquement aux contraintes prosodiques ?

Ainsi, du seul point de vue des diérèses et des synérèses, dans des vers tels que :

5                       Végétal fidèle,

5                       Eve aime toujours

4 ou 5!                   LUI ! jamais pour

5                       Nous, jamais pour elle.

Et, pour ce qui est de l’“e” muet, dans :

7 ou 8!            Orgue, Orgue de Barbarie !

8                      Scie autant que Souffre-Douleur,

8                      Vidasse, vidasse ton coeur,

8                      Ma pauvre rosse endolorie. (C. de l’orgue de Barbarie)

Soit, respectivement : synérèse “ordinaire” et “conforme” (“lui”), mais “vers faux”, ou  isosyllabisme, mais diérèse “excessive” (“lu=i”) ; et : élision “ordinaire” et “conforme” (“Orgu’, Orgue”), mais “vers faux”, ou   isosyllabisme, mais “hyperlyrisme” (“Orgue , Orgue”).

Ainsi encore :

8                       C’est comme notre Bible hindoue

8                       Qui, tiens, m’amène à caresser,

8                       Avec ces yeux de cétacé,

7 ou 8!             Ainsi, bien sans but, ta joue. (Locutions des Pierrots : Imitation)

ou :

4                        Oh ! les refrains

4                        Des pèlerins !...

 

4                        Oh ! ces toquades

3 ou 4!              De Croisades !... (Petites misères de mai : Fleurs)

ou, à l’inverse :

4                        O Chanaan

4                        Du bon Néant,

 

4                        Néant, La Mecque

5 ou 4!             Des bibliothèques, (Litanies des derniers quartiers de la Lune : Imitation)

Soit, respectivement : synérèse “ordinaire” et “conforme” (“bien”, “Croisades”), mais “vers faux”, ou   isosyllabisme, mais diérèse “excessive” (“bi=en”, “Cro=asades”), et : diérèse “ordinaire” et “conforme” (“bibli=othèque”), mais “vers faux”, ou  isosyllabisme, mais synérèse “excessive” (“bibliothèques”) – comme déjà, en contexte 12-syllabique :

                      Vos Rites, jalonnés + de sales bibliothèques, (C. à Notre-Dame des Soirs)

contre l’ “ordinaire” et “conforme” :

                      A la bibli=othèque + ensuite je me rends (Epicuréisme : Sanglot)

mais suivant le prosodiquement “hypertraditionaliste” :

                      Qui vibriez, aux soirs d’ex + il, sans songer à mal,

qu’une première lecture entendra, immanquablement :

                      * Qui vibri=ez, aux soirs +... (Préludes autobiographiques : Complaintes)

De même, se pourrait-il, toujours par référence à la chanson – si présente tout au long du recueil et, singulièrement, dans les pièces en question –, que le lecteur fût, tout aussi bien, invité à entendre : [a]

4                    Le vent assiè-                                                     Le vent assièg-

4                    Ge, dans sa tour,  (ou)                        E, dans sa tour,

4                    Le sortilè-                                                            Le sortilèg-

4                    Ge de l’Amour ;                                                  E de l’Amour ;

ou :

3                    Et vous, ten-                        (ou)                        Et vous, tendr-

3                    Dres d’antan ?                                                     Es d’antan ?

Et donc, pour les vers déjà cités :

4                    Oh ! ces toqua-                   (ou)                        Oh ! ces toquad- 

4                    Des de Croisades !...                                        Es de Croisades !...

soit : isosyllabisme, prosodie “conforme” (“e” muet réalisé entre consonnes”) et “ordinaire” (“Croisades”), mais non-coïncidence des bornes lexicales et de l’entrevers (“...toquad / Es de...”). L’élasticité numérico-prosodique  s’y combine à une élasticité prosodico-segmentielle.

Puis en admettant, successivement, toujours par référence à la chanson, deux autres particularités prosodiques (“licences” ou innovations...) : [b]

3                    – En allé-

3                    E  là-bas !

et : [c]

3                    Le déver-                              (ou)                        Le dévers-

3                    SE  au fond.                                                        E  au fond.

Ainsi, peut-on lire, éventuellement, chez Rimbaud, dans “Le loup criait...” : [c]

7    Le bouillon court sur la rouil-           (ou)        Le bouillon court sur la rouill-

7    LE  et se mêle au Cédron.                  E  et se mêle au Cédron.

ou : [c’]

7        Le bouillon court sur la rouille,

7        Et se mêle   au Cédron.

Auxquels cas, là encore, les vers “faux” ne le seraient plus. Mais ils n’en seraient pas pour autant conformes aux traditionnelles contraintes réglant la “langue des vers” : – si le vers graphique   s’y soumet à la traditionnelle règle de “concordance des marquages”, le vers phonique l’ignore et la segmentation-vers porte atteinte à l’intégrité lexicale: il y a dissociation du vers graphique et du vers phonique; – et, cette dissociation surgissant à un ou deux phonèmes en amont du “e” muet final, ainsi “rejeté” au vers suivant, la “section rimante” elle-même s’en trouve, immanquablement, scindée...

Qu’il s’agisse de l’“e” muet enjambant simple  [a], de l’“e” muet enjambant réalisé après voyelle et devant consonne  [b], de l’“e” muet enjambant maintenu devant voyelle  [c], on est en présence de phénomènes affectant, également, la contrainte prosodique : dans le premier cas, l’“e” muet final de vers (graphique) est indûment réalisé (au vers suivant), et comme il n’en est pas de même à tous les entrevers, il y a élasticité prosodique ; dans le deuxième, il s’agit d’une séquence /voyelle + “e” muet + consonne/ – bannie depuis Ronsard, exclue depuis Corneille : hypertraditionalisme ; le troisième ignore l’élision d’“e” muet final devant voyelle – réactivant le souvenir de la médiévale “césure lyrique” : hyperlyrisme.

Mais, ce qui fait à nos yeux la spécificité – l’innovation  majeure – de ces vers, ce n’est pas, à elle seule, telle ou telle solution, jamais assurée, c’est précisément qu’elle ne soit jamais assurée – soit: la co-présence, dans chaque cas, de plusieurs solutions également possibles, entre lesquelles oscille la réalisation prosodico-segmentielle. Soit, encore : une part d’indétermination  dans la “langue des vers”, lieu traditionnel de la plus absolue pré-détermination [3] ...

 

Les apocopes explicites  peuvent avoir pour effet de ramener, d’un énoncé quelconque, le nombre de syllabes pertinentes  (“comptées”) à celui que réclame la contrainte numérique  – en désaccord, donc, avec la contrainte prosodique :

6              Voyez l’homme, voyez !

Si ça n’fait pas pitié !

(...)

Et sa compagne ! allons,

Ma bell’ nous nous valons ! (bis)

en face de :

6              Oh ! ce couple, voyez !

                Non, ça fait trop pitié.

                (...)

                Nature est sans pitié

                Pour son petit dernier. (C. du pauvre corps humain)

Mais Laforgue est loin d’y avoir systématiquement recours à cette fin, “oubliant”, par exemple, dans la Complainte du libre-arbitre, maints “vers faux” qu’il lui serait, pourtant, facile de “corriger” ainsi : par là-même, il donne l’impression d’en user d’une manière parfaitement arbitraire, ou aléatoire – allant, dans la Complainte de cette bonne Lune, jusqu’à l’utiliser pour “faire un faux” :

7!                      – Là, voyons, mam’zell’ la Lune,

8                       Ne gardons pas ainsi rancune ;

8                       Entrez en danse, et vous aurez

8                       Un collier de soleils dorés.

Que maints phénomènes de ce type, apparaissant, de manière plus ou moins insistante, plus ou moins explicite, dans les Complaintes, s’expliquent par contamination avec des procédés importés de la chanson populaire, on ne saurait l’ignorer. Précisons-le, cependant: envisager comment un poète utilise, dans ses propres vers, des procédés ou des effets propres à la chanson, à des fins prosodiques et métriques (en même temps que stylistiques), ne signifie, certes pas, confondre purement et simplement poésie et chanson. Laforgue lui-même, anonymement, prend soin d’en avertir son lecteur :

Hâtons-nous d’ajouter que l’orgue de Barbarie des Complaintes que voici n’a de populaire que le tour rythmique et quelquefois de vieux refrains empruntés et demeure un instrument très raffiné, capable de subtiles nuances psychologiques comme des derniers effets dans le métier du vers. [4]

D’où vient qu’à la réception, la versification desdites Complaintes fut assez largement, même chez les plus indulgents, jugée de fort mauvais aloi, c’est-à-dire, sentie comme particulièrement dissonante; ainsi, quoiqu’il fût clairement invité à entendre :

3!                               Dans l’giron

3                 Du Patron,

7!!              On y dansE, on y danse,

3!                               Dans l’giron

3                 Du Patron,

7 On y danse tous en rond.

– avec, donc, “e” muet maintenu devant voyelle comme on l’entend dans le célèbre refrain qui sert, précisément, de “patron” à cette strophe (“Sur le pont / D’Avignon...”) –, le lecteur de ces vers – qui sont tout de même de la poésie écrite  et, partant, lui suggèrent de leur appliquer les contraintes prosodiques dont, traditionnellement, elle relève – peut-il aussi bien y être sensible à l’effet de “faux” : “On y dans’, on y danse,” (6-syll.) contre : “On y danse tous en rond.” (7-)

Inversement, dans la Complainte du pauvre jeune homme  – explicitement donnée à entendre selon le moule mélodique d’une chanson supposée connue –, est-il invité à scander, avec apocope :

8                       Digue dondain’, digue dondaine,

                         (...)

8                       Digue dondain’, digue dondon !

– apocope, donc, implicite  (à la manière qui sera celle d’Apollinaire, ou de Gourmont) puisque Laforgue écrit : “Digue dondaine,” etc., mais qui présenterait l’avantage d’aligner ces vers sur :

8                       Quand ce jeune homm’ rentra chez lui,

8                       Quand ce jeune homm’ rentra chez lui ;

– apocope, cette fois, explicite  (à la manière de Richepin, ou de Corbière). Différence de traitement qui pourrait être due, ici, à l’absence de ponctuation, à la présence, là, d’une virgule – la fin de groupe étant virtuellement traitée comme une fin de vers –, mais que le lecteur peut, tout aussi bien, ignorer, pour scander : “Digue dondaine, digue dondaine, (...) Digue dondaine, digue dondon !” (9-syll.) contre : “Quand ce jeune homm’ rentra chez lui,” (bis) (8-). Soit : prosodie tantôt “conforme”, tantôt “populaire”, selon les indications écrites, mais “vers faux”, ou  prosodie tantôt “conforme”, tantôt “populaire”, par pression numérique, et donc, parfait isosyllabisme – mais indications écrites aléatoires...

Tous modes d’élasticité  qui, pour autant, ne permettent pas de réduire l’effet de “faux” surgissant de :

8                       Ensemble, enfants, nous vous cherchâmes !

9                       Son mari m’a fermé sa maison,

8! ou 9             Digue dondain(e), digue dondaine,

9                       Son mari m’a fermé sa maison,

8! ou 9             Digue dondain(e), digue dondon !

et de :

8                       Lors, ce jeune homme aux tels ennuis,

8                       Lors, ce jeune homme aux tels ennuis ;

8                       Alla décrocher une lame,

11                     Qu’on lui avait fait cadeau avec l’étui !

Dans ce dernier cas, il ne s’agit ni d’une différence syllabique minimale (11 contre 8 !), ni d’une absence d’articulation interne (c’est un très plausible 5//6...), mais d’une totale absence de pression contextuelle   (il est le seul de son espèce) : un vers “complexe” non 6//6 isolé, même s’il est virtuellement “quasi-métrique” suivant son articulation (syntaxico-accentuelle) interne, n’en sera pas moins absolument non-métrique  et, par là, dans son contexte, senti comme dissonant, s’il n’entretient, avec celui-ci, aucun rapport d’égalité “quasi-métrique” ou numérique concrète, de vers à vers.

Mais il pourrait faire un très présentable 6//6, à condition d’entendre :

8                       Alla décrocher une lam-

6/6    E qu’on lui avait fait // cadeau avec l’étui !

comme, éventuellement :


6/6    C’est vrai, j’ai bien roulé ! // j’ai râlé dans des gît-

6/6    Es peu vous ; mais n’en ai // -je pas plus de mérite

Mode d’“enjambement” à l’entrevers comparable, certes, à celui qui a lieu, non pas après une authentique césure  “synthétique” (alors dite “enjambante”), mais après une coupe  “analytique” – où, loin d’être ressenti comme une quelconque atteinte, il se trouve parfaitement intégré, “naturalisé”, à la diction ; et l’on est en droit de se demander si, au moins dans des cas de ce genre, la limite de vers  ne rétrograde pas elle-même au statut de “coupe analytique” (c’est-à-dire, rappelons-le, non constitutive), l’authentique unité n’étant plus, dès lors, le vers-ligne, mais le double-vers  (ou : le vers sous la forme d’une double ligne) : en d’autres termes, on serait en présence de “quasi-vers” ou encore, d’une “versification banalisée” – quelque chose entre la forme vers, telle qu’elle est issue de la tradition de la poésie écrite et des bouleversements qui l’ont affectée, singulièrement, depuis Rimbaud, et le plus court segment associant un tronçon d’énoncé à une cellule mélodique et rythmique, tel qu’il résulte d’une tout autre tradition qui est celle de la chanson et de la poésie populaires. [5]

 

On pourrait aller beaucoup plus loin et entendre : “On y dansE, ` on y dansE, // Dans l’giron / Du Patron, // On y danse ` tous en ro—ond.” Soit : 8//3/3//8 [8 = 4`4], en réalisant l’“e” muet final de vers et en comptant pour deux temps  (= une “blanche”) la syllabe /rõ/ de “rond” : /rõ:/. De même : “Quand on est mort c’est pour de bon, / Digue dondaine, ` digue dondainE, / Quand on est mort c’est pour de bon, / Digue dondaine, ` digue dondo—on.” Soit : 8/10/8/10 [10 = 5`5], selon le même double procédé.

Inversement, dans la Complainte de l’époux outragé[6], ramènerait-on aisément au schéma général 8//5//8 plusieurs tercets apparemment 9//5//9, en y entendant : “– J’allais pri=er {pour qu’un} fils nous vienne, // Mon Dieu, mon ami ; // J’allais prier {pour qu’un} fils nous vienne. • – Vous vous teniez {dans un} coin, debout, // Corbleu, ma moitié ! // Vous vous teniez {dans un} coin, debout.” Soit : en comptant pour un demi-temps  (= une “croche”) chaque syllabe de “pour qu’un” et de “dans un” ; de même encore : “– D’un officier, {j’ai vu} la tournure, (...) – C’était la plaie {du Cal}vaire, au coeur, (...) – Lui, il aura {mon âme} immortelle,” où aucune apocope (du type “– Vous vous t’niez dans un coin, debout,”) ne permettrait d’obtenir ce résultat...

Et il n’est pas certain qu’on ne doive ou, du moins, qu’on ne puisse entendre, semblablement, quelque chose comme : “Aujourd’hui, microsco // {pe de} télescope ! Encore,” “Infini ! {Un temps} viendra // que l’Homme, fou d’éveil,” etc. Autrement dit, la contrainte prosodique  selon laquelle une syllabe = un temps  le cèderait à la pression numérique, voire, à la métricité interne  ou, en tout état de cause, s’en trouverait bel et bien dissociée  (c’est l’une ou  l’autre). On retrouvera cette hypothèse à propos des vers à élasticité métrico-prosodique  d’Apollinaire [7].

Toutes hypothèses, dont l’effet majeur est ici, en tout état de cause, d’ouvrir davantage encore l’éventail des réalisations simultanément possibles de l’énoncé  ainsi versifié  – et non, insistons-y, de l’aligner, purement et simplement, sur une  de ces solutions et, par là, d’aligner le poème sur la chanson.

Le “vers faux”, les atteintes à la prosodie héritée – qu’elles aillent dans le sens d’une “naturalisation” de la diction  des vers ou, au contraire, qu’elles surenchérissent encore sur son “artificialité” –, ne sont pas, chez Laforgue, des phénomènes isolables et ponctuels, ajoutant un “charme certain” à une observance, somme toute, “stricte”, du “jeu ancien” : relatifs les uns aux autres, ils constituent autant de pièces d’un jeu formel global  visant à la liquidation de la multiséculaire pré-détermination  et à l’instauration de l’aléatoire  dans “la forme appelée vers” – qui est le processus historique marquant l’écriture poétique versifiée, dans la phase la plus récente de la modernité.

 

 

 

  Jean-Pierre Bobillot



[1]Les 3-syllabes me semblent ici fonctionner comme des clausules, contrastant, conformément à la métrique classique, en fin de cellule du quatrain, avec le mètre de base 4 (note du typographe de service).

 

[2] Pour la vulgate en la matière, cf. Léon Guichard, Jules Laforgue et ses poésies, Nizet, Paris 1977, spécialement pp.131-143.

 

[3] Cf., sur ce point, J.-P. Bobillot, “Vers, prose, langue”, Poétique n°89, Seuil, Paris fév. 1992.

 

[4] Cité par J.-L. Debauve, Laforgue en son temps, A la Baconnière, Neuchatel 1972, p.194.

 

[5] On trouve, chez Benoît de Cornulier (à qui nous empruntons les notions de “césure synthétique ” et de “coupe analytique ”), une suggestion fort proche de la nôtre, à propos, cette fois, de Verlaine, et conviant à “imaginer une réinterprétation unifiée des deux vers” :

                               Si je n’avais l’honneur de vous avoir, à ta-

                               Ble d’hôte, vue ainsi que tel ou tel rasta

“dans laquelle l’entrevers serait conçu comme l’analogue d’une coupe analytique” (Théorie du vers, Seuil, Paris 1982, p.249). La différence – elle est, certes, de taille – est qu’ici, le mot est explicitement “coupé” par ledit entrevers : hardiesse segmentielle, mais nulle élasticité...

  [On pourrait, mutatis mutandis  et avec toutes les précautions qui s’imposent, rapprocher cette double-ligne  tendant l’oreille vers l’arrangement des paroles sur une mélodie dans la chanson, de la mallarméenne double-page  (celle du Coup de Dés...) lorgnant, non moins, vers l’arrangement des blocs linguistiques ou visuels sur la surface du papier, dans l’affiche ou le journal...].

 

[6] Note de la rédaction des Cahiers: Henriette Chataigné nous signale l'existence d'une chanson populaire sur ce thème, présentant le rythme 8/5/8 et un refrain alternant "Mon Dieu, mon ami / Corbleu, ma moitié", commençant ainsi:

                                               Qu'allais-tu faire à la fontaine,

                                                              Corbleu, Marion?

                                               Qu'allais-tu faire à la fontaine?

 

                                               - J'étais allée querir de l'eau,

                                                              Mon Dieu, mon ami,

                                               J'étais allée querir de l'eau...

 

[7] Cf., sur cette question, Bobillot, “L’élasticité métrico-prosodique chez Apollinaire”, Poétique n°84, Seuil, Paris nov. 1990.