Écarts métriques d’un Bateau ivre

   

Nous proposons une mise en perspective de la 1ère versification pratiquée par Rimbaud sur le plan des seuls alexandrins. Elle se compose de trois mouvements : 1°) établissement historique des requis de notre approche, 2°) métricométrie par ensembles pour les années 1869-1870, 3°) face au problème de datation de la production ultérieure, étude du poème Le Bateau ivre en tant qu’illustration la plus suggestive de cette versification initiale.

 

1. Héritage d’un mètre classique :

 

Le fondement de la métrique est la succession sensible d’égalités en nombres vocaliques pour des segmentations d’énoncés aux mesures simples (1v à 8v) ou composées (5-5v, 4-6v, 6-6v) (ThV). Le vers français ne se caractérise que par le contraste vocalique du e instable qui reçoit un statut d’exception de voyelle féminine quand il est précisément postérieur à la dernière voyelle stable de la plus petite unité grammaticale l’incluant (Cornulier). Cet évitement concerne surtout les e instables en fin de polysyllabes[1] ; le e féminin ne peut conclure la mesure. Sous un angle différent (syntaxe), cet évitement vaut pour les e instables à contexte masculin dans les monosyllabes : proclitiques déterminants du nom (le, ce) ou préverbaux (je, le, me, te, se, ne), préposition de et mot que aux trois fonctions possibles. La mesure du vers se fonde sur une dernière voyelle masculine (stable, ou rarement e instable masculin) d’un hémistiche (h1) ou d’un mètre, et évite de clore une longueur métrique sur un e féminin (césure lyrique), si ce n’est dans le vers de chant, étant donné le relais de la mesure musicale externe (Cornulier). Nous devons à P. Martinon (1909) l’historique de l’établissement des règles du vers classique en fait de césure et de prosodie générale ! Du XIe au XIIIe, la prépondérance de la césure épique (possibilité de e surnuméraire pour h1) prouve l’autonomie générale des hémistiches. Aux XIVe et XVe, l’idée que la poésie lyrique est destinée au chant favorise l’émergence de la césure lyrique (e féminin conclusif de h1, fréquent chez Villon !), ce qui affaiblit la perception métrique claire de h1 et entraîne une confusion formelle avec la concurrente césure épique. Parallèlement, du XIIIe à Marot jeune, apparaît sporadiquement une césure qui ne s’est établie que dans les métriques des langues voisines (anglais, italien, espagnol), la césure dite “ à l’italienne ” qui implique que le e féminin de h1 compte pour la mesure de h2. Sans spécification des traités, cette césure disparaît d’elle-même au début du XVIe. En revanche, diffuseur de prestige, Clément Marot précisait l’enseignement exprès par Jean Lemaire de Belges d’un triple renoncement aux césures lyrique, épique et “ à l’italienne ”. P. Martinon a confirmé Lemaire comme fondateur d’un régime du vers classique français : autonomie des hémistiches, mais composition compacte du vers (AP94). Si, initiateurs du vers classique, Jean Lemaire et Guillaume Cretin ont pratiqué des césures sur e instables masculins en fin de h1 (“ ce ” pronom ou “ je ”), opérant une distinction critique à cet endroit, faute d’analyse syntaxique adéquate, une superstition graphique a encouragé les poètes à ne pas même produire de e masculin en fin d’hémistiche (cf. AP94 ou Voltaire : “ Et depuis ce, dans Venise et dans Rome ”). Etant donné le formatage graphique et l’enjeu de la rime, il est naturel de ne guère rencontrer d’équivalents des césures lyriques ou “ à l’italienne ” à l’entrevers. En revanche, le e peut être surnuméraire à la fin du mètre. Il a ainsi une dimension particulière d’élément métrique distinctif non mesuré dans cette alternance en genre des rimes féminines et rimes masculines, qui s’est imposée, en tradition française, depuis Bouchet et son diffuseur de prestige Ronsard, du milieu du XVIe à la fin du XIXe.

 En prosodie, au tournant des XVIe et XVIIe, les poètes se sont habitués à éviter, puis exclure, les “ e ” syllabes à part entière (supposés “ languissants ”) : de rares résidus sont justifiés par un relatif appui du yod comme chez Molière (L’Etourdi, v.224, v.1141, Le Dépit amoureux, v.767, v.1261, Amphitryon, v.382 : “ C’est d’être Sosie battu ”), et on peut citer un cas tardif sans appui du yod par Corneille : “ Comme toutes les deux jouent leurs personnages ! ” (La Suite du Menteur, v.1014). Ainsi, les pluriels “ plaies ”, “ vies ”, les féminins pluriels de participes passés, etc., ne se rencontrent plus qu’à la rime à partir du XVIIe. Ce sont ces deux lois de prosodie du vers : proscription du “ e ” languissant et règle de l’hiatus, que les poètes du XIXe n’oseront guère (ou si peu) outrepasser[2]. La règle de l’hiatus (aucun voisinage immédiat de voyelles appartenant à deux mots différents) était en cours d’instauration au XVIe et jouissait de dernières tolérances au plan des auxiliaires et mots grammaticaux, peu avant l’époque de Malherbe et Deimier qui la relayèrent par une critique des répétitions consécutives, supposées “ cacophoniques ”, de syllabes, consonnes ou voyelles (R1909). Enfin, à l’époque de la Pléiade, le 6-6v, après une importante “ éclipse ” aux XIVe et XVe, a supplanté le 4-6v comme vers de référence, malgré l’abondant recours ultérieur de Voltaire à ce dernier, tandis que le 5-5v est inconnu des traités classiques[3]. Au XIXe, la recherche de variété au plan métrique n’empêche pas de reconnaître la prédominance d’un héritage. Or, dans son contexte historique et scolaire, Rimbaud a hérité de cette configuration d’alexandrin classique ; on ne peut lui prêter une connaissance précise des autres importantes particularités et évolutions de la versification avant le XVIIe, malgré tant de poèmes lus de Villon, Marot et Ronsard. Avant 1872 (dont troubles 8v faussés par des traitements divergents du e dans Bonne pensée du matin), Rimbaud n’a pas pratiqué la syllabe “ e ” languissante. Il convient d’en rester à un Rimbaud héritier d’une conception métrique classique et de sa reconfiguration en espace-jeu causée par les pratiques audacieuses du XIXe.

A présent, si l’articulation métrique est produite par l’énoncé, mais selon un principe paradoxal de non subordination aux articulations mêmes de l’énoncé, il appartient à des études plus fouillées de déterminer les différences d’au moins trois types de relations métriques classiques en morphosyntaxe : type classique 1 au XVIe, type classique 2 aux XVIIe, XVIIIe et XIXe, type classique 3 “ romantique ” pour une partie du XIXe, à quoi ajouter une gradation de nuances quant aux évolutions du type classique 2 (Chénier, XIXe). En effet, l’enjambement est une composante nécessaire de la versification, et seuls quelques uns sont proscrits ou critiqués comme nuisibles à la reconnaissance métrique. Les poètes ont favorisé une conception concordante entre mètre et syntaxe, en raréfiant les enjambements les plus détonants à la césure et à l’entrevers ; quelques uns plus discordants étaient supposés n’être pratiqués que dans les genres “ bas ” permissifs, comme les contes et fables en vers (cf. préfaces de La Fontaine) ou les comédies, les farces plus encore. Avec cette quête de concordance, l’idée de l’autonomie du mètre quant à la syntaxe n’était pas perdue de vue ; son charme est envisagé par Voltaire en ces termes, malgré sa confusion entre coupe syntaxique, césure et entrevers : “ […] et souvent la césure / Plaît, je ne sais comment, en rompant la mesure. ” (Epître à Horace, 1772). Surtout, précisons d’emblée qu’une phrase fondée sur la structure de base d’une proposition sujet – verbe – compléments essentiels du verbe, avec circonstants mobiles, règles de coordination et subordination, et adjonction de compléments adjectivaux et prépositionnels au plan du sujet, des compléments verbaux ou circonstanciels, cela signifie qu’il n’y a pas lieu de s’étonner de la variété des modulations possibles du mètre.

En syntaxe, la bonne réalisation du vers commence par la nette délimitation des bornes métriques, une fin de vers ou une fin d’hémistiche coïncide avec une fin de mot, ce que complète la proscription de la récupération rythmique du e féminin (césure “ à l’italienne ”). Dans les genres “ bas ” permissifs, un témoin nous suffit pour établir que la césure peut se fonder sur l’unité signifiante qu’est le morphème, par exemple pour suggérer un étymologisme obscène dans une farce (avec cas supposé d’énonciation affectée) : “ Pour cela dans son dis+potaire féminin  ” (Dorimon(d), L’Ecole des cocus, 1659)[4]. Ensuite, la proscription porte sur les mots grammaticaux 1v étroitement solidaires du syntagme qu’ils introduisent. Mise en avant par Jacques Peletier du Mans, cette loi est confirmée par les tendances des pratiques antérieures : “ Je ne veux aussi oublier, que non seulement la Césure Française est à la fin du mot : mais encore qu’elle ne se doit mettre sur un mot monosyllabe, qui soit inséparable du mot suivant : comme sur ces mots si, tu, mais, il : et s’il y en a de tels. Comme serait ce vers Je crois que si tu voulais travailler : chose qui ne se fait point sans licence […] ” (Art poétique, livre II, chap. 2, 1555). L’illustration de cette mauvaise césure a débuté par l’ironie tacite (Cornulier) à la fin du sonnet liminaire A l’envieux de L’Art poétique français de Thomas Sébillet : “ […] / Chemin pour y venir, que tu en uses : / Sinon que tu en montres un plus seur ” (1548), s’est poursuivie avec la critique au premier degré du dernier vers ici cité de Sébillet par Du Bellay (Défense et Illustration de la langue française, livre II, chap. 9, 1549), puis une revanche critique de Barthélémy Aneau contre Du Bellay à propos d’un cas-limite sur quantificateur : “ Enfle de maints gros fleuves, et ruisseaux ” (L’Olive (1ère & 2nde édition), sonnet III, v.2, évoqué dans le Quintil horacien en 1550). La formule de Peletier, accompagnée ou non d’exemples, sera amplifiée tout au long des XVIIe et XVIIIe par Malherbe, Deimier, Mourgues, Lancelot, Lamy, de la Croix, Demandre, etc. En particulier, le vers : “ Adieu, je m’en vais à Paris pour mes affaires ”, est attribué à tort à Voltaire par Quicherat (1838), puisqu’il vient de La Versification française… (1671) et du Dictionnaire des rimes (1692) de Richelet. Cette proscription s’est quelque peu étendue à maints adverbes monosyllabiques, dont les intensifs tant, trop, (plus,) présents chez Marot ou le rebelle Aubigné, et elle a entraîné, non pas une disparition, mais un relatif recul des césures entre un auxiliaire et son verbe, surtout quand l’auxiliaire ou le participe régi est 1v (cf. Aneau (1550) citant Lemaire : “ Après avoir + vu le Rhin, Meuse et Seine  ” (L’Amant vert, v.2) et Ronsard (sic !) dans son Abrégé de l’Art poétique français de 1665 : “ Exemple du vers qui a le sens imparfait : L’homme qui a été de sur la mer ”). Tout ceci s’est accompagné d’un certain recul de formes courantes critiquées à leur tour : (césures et) entrevers du type “ ceux +/ qui ” (Lamy…), césures entre un invariable 1v et son complément : “ Met la revanche hors de mon peu de pouvoir ” (Corneille, La Veuve, v.1602), ou bien entre un adjectif 1v et son complément du type “ plein + de ”. Les contre-rejets 2v à l’entrevers peuvent également être perçus comme fautifs ou abrupts, ainsi Lancelot qui reproche une suspension en fin de vers : “ qui, sage, / […] ”, chez du Bartas.

En dépit d’une logique énonciative plus commodément suspensive au plan des coordonnants et subordonnants, on constate que les poètes ont aussi évité les césures sur conjonctions de coordination : ou, et, ni, moins strictement mais, car. La conjonction si se dérobe à la césure avec une régularité hautement significative, avec rarissimes exceptions tardives au XVIIIe. Cette dérobade des pronoms relatifs simples, du mot “ que ”, de conjonctions tels que “ si ” face à la césure, même dans les cas de suspension liés à une incise ou une interruption de la parole, témoignent d’un psychologisme inflexionnel d’une spontanéité difficile à apprécier. Malgré la valeur énonciative des points de suspension, la fin d’hémistiche du vers 286 de L’Etourdi est unique : “ A la charge que si… + / Non, je te le promets[.] ” Les césures sur une préposition 1v suivie d’une incise ne sont-elles pas également fortement évitées ? Dans le même sens, en 1616, les deux vers suivants d’Aubigné doivent attirer notre attention comme résolument atypiques : “ Mais l’aise leur fut moins douce que la fournaise ”, “ Se fit chef de ceux qui ne le connaissaient point ” (Les Tragiques, IV, v.1146 et VII, v.198). En revanche, une réalité empirique étonnante concerne les pronoms relatifs qui, où : ils peuvent apparaître à la césure appuyés par un mot grammatical antécédent. Dans les cas prépositionnels, on songe à une comparaison formelle avec leurs emplois fermés (“ de qui] ”, “ par où] ”), mais l’admissibilité à la césure implique encore les successions de type : “ sans qui ”, “ et qui ”. Le traitement semble de nature prosodique autant que syntaxique. En témoigne la non proscription au plan des mots grammaticaux polysyllabiques (prépositions, locutions conjonctives, etc.)[5]. Simplement, les poètes classiques se sont montrés plus ou moins économes d’enjambements sur prépositions polysyllabiques et têtes de locutions conjonctives.

Les proscriptions furent peu nombreuses quant aux mots lexicaux, et notamment au plan verbal, où, contrairement à un discours doctrinal affiché, les poètes n’hésitèrent pas à pratiquer la césure après le présentatif “ c’est ”, ni au milieu de structures auxiliaire et verbe, – malgré les enjeux d’aspect, de mode, de temps, – ni entre un participe et son complément (à quelques conditions près quant à l’unité de h2), ni même au sein d’une locution verbale du type “ prendre garde ”, “ avoir envie ”, etc. En revanche, si les poètes du XVIe s’autorisaient des enjambements avec rejet de compléments prépositionnels du nom, avec rejet ou contre-rejet d’adjectifs épithètes solidaires d’une base nominale, et avec rejet de compléments directs du verbe ou d’attributs, de tels enjambements vont être, à partir du XVIIe et de façon décisive, soit proscrits, soit réglementés en fonction de l’homogénéité d’hémistiches syntagmes. Deux cas de résistance sont à observer. D’une part, les éléments coordonnants et subordonnants ne sauraient entrer dans une logique drastique de complétude du sens au plan des hémistiches et des vers. Le poète évite surtout de les placer en relief au-devant des bornes métriques et les intègre de façon élégante à la concordance métrique des autres constituants de l’énoncé. D’autre part, pour les coordinations chevauchant une césure ou un entrevers, si certaines trop voyantes sont dénoncées, ainsi d’une bipartition en “ ni ” qui s’attire les foudres de Malherbe dans ses Commentaires sur Desportes, la variété des possibilités permet de constater une proscription relative, ainsi qu’en témoignent les coordinations épithétiques courantes avec conjonction “ et ” 7, une vingtaine dans L’Art poétique, les Epîtres et Satires du très classique Boileau. Par exemple, le vers 1421 de Mélite (Corneille) : “ Dont les plus dangereux + et plus rudes assauts ”, et le vers 1415 de Mithridate (Racine) : “ J’ai su par une longue + et pénible industrie ”, ne sont que deux exemples pour une étude de plus de portée des promotions métriques d’épithètes coordonnées[6]. D’autres aspects de la coordination devraient retenir notre attention : distribution autour de la césure, transpositions (inversions) ou saillies de syntagmes au centre du vers. Nous en retiendrons pour notre propos le simple constat de plus grande permissivité en fait d’enjambement justifié par la coordination.

Après une telle analyse en fonction des frontières métriques, on peut voir qu’il est plus délicat de définir la régularité du vers classique sur le plan de l’unité rythmique et sémantique des hémistiches. Une plus forte cohérence des hémistiches tend pourtant à s’affirmer, notamment au plan des conclusifs h2. Dans le même sens, le point de fin de phrase se rencontre bien moins souvent au milieu de h2 que de h1 (différence sensible avec les 4-6v du XVIe). Tendance à une césure articulatoire régissante, refus des énumérations, juxtapositions et émiettements de l’énoncé, les hémistiches peuvent témoigner d’une plus grande déférence à une présentation hiérarchisée des constituants de l’énoncé dans les grands genres du XVIIe. Autrement dit, la logique de modulation du vers permet de souligner toute borne métrique, cependant que les vers ou hémistiches dont la syntaxe en constituants essentiels demeurerait assez peu équilibrée en fonction des bornes métriques s’avèrent assez rares. Pour illustrer notre propos, citons quelques débordements spontanés : le vers 1197 de Mélite, où la reconnaissance 6-6v ne pose pourtant pas de difficulté : “ Donc, pour mieux m’éblouir, une âme déloyale / Contrefait la fidèle ? Ah ! Mélite, sachez / Que je ne sais que trop ce que vous me cachez ” (v.1196-1198), ou bien tel hémistiche de Ronsard : “ Les choisissant tout le dernier s’eslance / Dedans l’esquif, aimant trop mieux perir / Au bord, qu’en mer vilainement mourir ” (La Franciade, II, v.298-300, nous soulignons). Quelques nuances sont à observer. La Franciade porte témoignage de l’intérêt porté par Ronsard au charme des enjambements osés de la poésie latine. En réalité, les œuvres de Marot, du Bellay, Ronsard pratiquent très peu l’enjambement libre et témoignent plutôt d’une réglementation métrique encore peu poussée dont les rejets d’épithètes ou de compléments du nom sont les principaux emblèmes ; mais encore, nous semble-t-il, d’une pratique du vers conservatrice des traces de moindre solidarité rythmique mot à mot du moyen français, ce dont témoigneraient la netteté tranchante des césures sur adverbes 1v, ou “ comme ” (AP94), les détachements d’auxiliaires à la césure ou à la rime, etc., l’abondance de flexions brèves, tandis que le h1 4v du vers commun 4-6v n’y semble pas trop contraignant. Ce sont là quelques suggestions à approfondir, et nuancer pour la dernière. En tous les cas, à partir du XVIIe, la nature chaotique des enjambements est régulée et la construction du vers se voit beaucoup plus tournée vers l’unité globale de l’hémistiche.

 Cette déférence s’est enrichie d’une considération métrique nouvelle formulée par les traités (Mourgues, etc.) qui établissent une relation hiérarchique entre la rime et la césure. Un enjambement à l’entrevers doit se fonder sur une phrase qui se ponctuera préférentiellement à la fin d’un autre vers plutôt qu’à l’hémistiche suivant. Dans tous les cas, au-delà de toute tendance à l’homogénéité syntaxique exemplaire des hémistiches, les poètes proposent une unité mélodique minimale, en garantissant une inflexion précise du syntagme borné par la césure, ce dont témoigne l’évitement des ponctuations fortes en 5ème ou 7ème syllabes, exceptés parfois dans le cas d’énumérations ou termes 1v isolés[7]. N’importe quel extrait d’une pièce de Corneille, Molière ou Racine, s’il n’est pas question de changement(s) d’interlocuteurs, impose une lecture 6-6v constante et apparente. Cette très grande régularité dans la concordance est toutefois compensée par une espèce de latitude pour ce qui concerne les parties du discours “ hors système ” sur le plan propositionnel, à savoir les apostrophes, phrasillons, incises ou interjections. A la différence de Boisrobert qui tend à intégrer les apostrophes en fin de phrase, Corneille, suivi par Racine, affectionne l’enjambement qui isole l’apostrophe. Circonstants, groupes prépositionnels transposés ( !), apostrophes, interjections polysyllabiques ou phrasillons sont admis à la césure dans les tragédies, tandis que les interjections 1v peuvent être volontiers placées à la césure dans le registre de la farce (Ragotin). Faute de considérer ces éléments, maints lecteurs croient ainsi rencontrer des alexandrins irréguliers chez les classiques, en particulier au plan des changements d’interlocuteurs. Une permissivité plus grande concerne encore les compléments circonstanciels et tout particulièrement les distributions libres de part et d’autre de la césure d’adverbes tels que “ ici ”, “ aussi ”, “ encor(e) ”, “ enfin ”, “ même ”. Ces libertés contribueront à égarer les analyses métriques rétrospectives aux XIXe et XXe.

Les poètes romantiques (Hugo, Sainte-Beuve, Banville, etc.) et Wilhelm Ténint, auteur d’une Prosodie de l’école moderne en 1844, parleront de deux notions supposées distinctes (cf. [Pensées] de Joseph Delorme par Sainte-Beuve) : “ l’enjambement libre ” et la “ césure mobile ”. L’enjambement libre est une appellation plus précise pour l’enjambement. Mais son opposition à la notion de “ césure mobile ” est essentielle au plan cognitif. En effet, la notion d’enjambement libre implique le franchissement d’une borne métrique admise comme telle, ce qui concerne a fortiori l’entrevers. En revanche, la notion de “ césure mobile ” entraîne un partage trouble à l’intérieur du vers, entre les cas d’enjambement et ceux hypothétiques d’un “ déplacement de la césure ”. Sous des termes différents, la distinction entre enjambement et “ déplacement de la césure ” apparaît déjà au XVIIe avec un ouvrage polémique de Claude Le Laboureur qui essayait de vanter les avantages du vers français sur le latin, en niant la monotonie des coupes métriques françaises. En fait, la notion de “ césure mobile ” prend acte de ce que la principale coupe syntaxique d’un vers (le point en général) ne se situe pas à l’endroit prévu pour césurer l’alexandrin. De manière confuse, cette coupe syntaxique prend alors le nom de “ césure mobile ”, voire de césure effectivement pratiquée par le poète. Face à elle, la césure traditionnelle est qualifiée de “ césure fixe ”, maintenue par ce qui est alors prétendu une déférence syntaxique secondaire à valeur absconse. Nous reviendrons sur cette confusion terminologique préjudiciable. L’important pour nous, c’est de voir comment les poètes du XIXe vont créer un espace-jeu susceptible de remettre en cause le carcan d’une concordance par trop drastique entre mètre et phrase, mais sans oser s’aventurer au-delà de tout garde-fou, comme pourra le faire Rimbaud à partir de 1872.

Historiquement, la pièce Cromwell d’Hugo en 1827 joue un rôle primordial dans cette reconfiguration, consacrant le recours à un vers toujours plus discordant entre mètre et syntaxe, en fonction des évolutions de deux prédécesseurs : feu Chénier et le jeune Vigny[8]. Par exemple, c’est le poème Dolorida de Vigny publié en octobre 1823 dans La Muse française : “ Faible amie, et ta force + horrible est mon ouvrage ” qui a encouragé Hugo, Lamartine et Emile Deschamps à pratiquer le rejet épithétique à la façon d’André Chénier. Celui-ci reconduit notamment la relation syntaxe et mètre des poètes du XVIe, ce en quoi très peu de ses contemporains l’ont suivi. Delille est à minorer, même pour sa production au début du XIXe, à peine retiendra-t-on Marmontel ou Roucher. Peu de vers nous sont parvenus de Malfilâtre, mais quelle valeur ont les deux audaces de sa production : “ Grand dieu des mers, et toi, dont les nombreux troupeaux / De Cée, en bondissant, dépouillent les coteaux ; ” “ On entendait au loin retentir une voix / Lamentable, et des cris sortis du fond des bois ” (traduction partielle du premier livre des Géorgiques de Virgile[9]) ! Deux enjambements “ virgiliens ” à l’entrevers, exceptionnels à la fin du XVIIIe : le premier se fait sur un complément du nom, le second, cité par Ténint en 1844, se fait sur une épithète postposée à sa base nominale ; on semble vouloir renouer avec les pratiques du XVIe. Le premier romantique à cerner l’importance de ce renouveau fût Vigny. Mais, ce n’est que par le rejet épithétique d’octobre 1823 qu’il a provoqué une secousse poétique.

Hugo en pratique aussitôt une première occurrence : “ Livreront cette proie entière à leur fureur ” (Le Chant du cirque, Nouvelles Odes, mars 1824). Par réaction, cette 1ère occurrence demeurera unique dans la compilation des Odes et ballades de 1828, contre trois publiés par Lamartine en mai 1825 : “ Et que de son sommet éclatant, d’où les yeux ”, “ Fait vaciller ses yeux mourants à chaque pas ”, “ Quel est ce chevalier chrétien ? / Montmorency ” (Le Dernier chant du pèlerinage d’Harold, Le Chant du sacre). Pris au dépourvu, Hugo fait mine de ne pas rebondir sur l’occasion et trouve à tâtons une originalité qui lui soit propre, le fameux “ comme si ” antécésural dans Mon enfance, toujours au sein des Nouvelles Odes de 1824, mais qu’on retrouvera emblème dans Ruy Blas et Les Contemplations. Appuyé par un engrappement 3v, la conjonction “ si ” se retrouve à la césure dans une silhouette nettement thématisée au-delà de la dénotation : “ Je rêvais, comme si j’avais, durant mes jours, / […] ”. Si le premier rejet épithétique d’Hugo, dont la composition se veut datée de janvier 1824, laisse à Vigny son antériorité, la composition du poème Mon enfance est datée évasivement de 1823, créant l’illusion de préoccupations contemporaines. Vers 1827, Cromwell et les Orientales consacrent la banalisation du rejet épithétique et de tout procédé renouvelé par Chénier[10], mais au sein d’un renouvellement hugolien encore plus conséquent. On admirera encore deux tentatives consécutives intéressantes de Vigny de rejet épithétique et trimètre, dans La Frégate La Sérieuse publiée en 1829 : “ BOULOGNE, sa cité + haute et double, CALAIS, / Sa citadelle assise en mer comme un palais ; ” la coordination épithétique en rejet va inspirer Lamartine à nouveau : “ On y répond en chœur ; et la voix de la mère, / Douce et tendre, et l’accent + mâle et grave du père ” (Harmonies poétiques et religieuses, I, 5, Bénédiction de Dieu), où le premier enjambement est classique en tant qu’apposition, tandis que le second enrichit par le rejet de la coordination épithétique globale un procédé du XVIe dont Hugo s’est fait une spécialité (nous soulignons)[11]. Plus spectaculaire que l’édition de 1861 de Fleurs du Mal qui condensent et amplifient certains aspects métriques d’Hugo sans apport nouveau, la métrique de Cromwell attendra Verlaine et Rimbaud pour être dépassée en audace. Cette œuvre fait état de traitements métriques archaïques ou audacieux relevés lors de lectures attentives des classiques, à commencer par Corneille, Molière et Racine.

Pour ne citer que des aspects méconnus de la question, les derniers actes de Cromwell font proliférer de prosaïques monosyllabes isolés à la césure ou à la rime. Selon Verluyten, cité par M. Dominicy, chez Racine, la frontière syllabique la plus forte d’un  alexandrin ne peut se trouver associée à la 5ème syllabe (propriété “ FSM 5 ”) et tel vers ne saurait se rencontrer dans le corpus racinien : “ Ne pouvait songer… Mais, + que nous font ses ennuis ? ” (Chénier, Elégies, XXI, 21). Cette loi est en fait une adaptation, avec un passage maladroit au critère de la ponctuation, d’un principe d’harmonie repris à la caduque théorie accentuelle de l’alexandrin tétramètre, à savoir la rareté des prétendues accentuations 5-1 ou 1-5 dans les hémistiches classiques (MF1909). B. de Cornulier (communication personnelle) nuance le propos sur le plan de la récupération rythmique de féminine 4-2 dans certains h1 comme ces deux de Rimbaud et Hugo (celui-ci cité par M. Dominicy) : “ Et qu’il renferme, gros + de sève et de rayons ”, “ Cette muraille, bloc + d’obscurité funèbre ” (lequel peut sonner 4242), car il faut bien considérer que “ la récupération n’est pas un phénomène extraordinaire, mais un phénomène banal voire normal en cas de continuité rythmique. C’est l’évitement qui est un fait notable à la césure fondamentale des vers français littéraires traditionnels. ” Si on écarte la récupération 42 dans ces deux vers, on peut plaider pour le 411, mais pas 51 (féminine conclusive). Enfin, “ la v6 de “ bloc ” ne succède pas immédiatement à la précédente masculine, qui est 4ème ”. Or, le constat de Verluyten est erroné. L’isolement de monosyllabes à la césure ou à la rime (propriétés “ FSM 5 ” et “ FSM 11 ”) nous semble plus rare dans la poésie lyrique (mais voyez certain poème de Marbeuf sur les échos) que dans les vers des comédies et tragédies. La césure sur l’adversatif “ mais ”, au-delà du XVIe et d’Aubigné, se rencontre avec Rotrou (L’Hercule mourant), Molière (Les Fâcheux v.574, Le Misanthrope v.442, Tartuffe v.1138), La Champmeslé joint à La Fontaine (Ragotin, 1884) et un Corneille racinien (Suréna vers 689 et 841). Les “ FSM 5 ” et “ FSM 11 ” ne sont pas si rares qu’on peut l’imaginer chez Corneille et Molière, ou dans Les Plaideurs. Pour les tragédies de Racine, voici quatre vers “ FSM 5 ”, le second sans récupération féminine : “ Ah ! cher Narcisse, cours + au-devant de ton maître ; ” “ Je pouvais revoir… Qui ? + J’en rougis. Mais enfin ”, “ Prends cette lettre. Cours + au-devant de la reine[,] ” “ Vous en Aulide ? Vous ? + Eh ! qu’y venez-vous faire ? ” (Britannicus, vers 691 et 933, Iphigénie, vers 129 et 725).

Par ailleurs, si Musset reprendra l’une des audaces de Cromwell qui consiste à placer la ponctuation forte une syllabe au-delà de la césure, le procédé vient encore du XVIIe avec tels exemples rares, mais marquants, de Corneille : “ Ne le méritait pas, + moi ? / Vous, ton impudence ” (Le Cid, v.225 en 1660), “ Je ne vous cherchais pas, + moi. Que mal à propos ” (Le Menteur, v.1207), “ Un jour se passe, deux, + trois, quatre, cinq, six, huit ; / […] / Chante, danse, discourt, + rit, mais sur mon honneur ! ” (La Suite du Menteur, v.54-57). La nuance vient de ce que les pièces classiques conservent la possibilité d’une interprétation sémantique et rythmique compensatoire, quand l’audace romantique apparaît plus discordante avec rejet 1v signifié : “ Et sortit, l’air était + doux, et la nuit profonde ; ” (Don Paez) “ Qu’on vous attend ; allez + vite, et faites de sorte ” (Portia)[12]. Sur un autre plan, Hugo a pu trouver un spasme de contre- rejet épithétique dans Polyeucte : “ Adieu, trop vertueux + objet et trop charmant ” (v. 580) et, si la césure “ tout + ce (que) ” est présente chez Racine et surtout Corneille, Hugo a dû affectionner la césure “ tous + les ”, après une lecture de Cinna : “ Et par les vœux de tous + leurs pareils souhaités ” (v.272).

Un autre type de relecture des classiques par Hugo doit retenir notre attention. En dépit d’une probable évolution quant à la solidarité syntaxique (tantôt adverbiale, tantôt comparative) du mot “ comme ” du XVIe (origine adverbiale encore proche de “ comment ”) au XIXe (AP94), c’est parce qu’Hugo a pu le rencontrer à la rime chez Marot, Ronsard, Du Bellay, Aubigné, et, nous dit Cornulier, tardivement chez La Fontaine (Le Chartier embourbé, VI, 18), qu’il va le pratiquer à la rime et être suivi par des poètes aux versifications diverses que sont Musset, Lamartine et Gautier, mais aussi qu’il va le distribuer avec parcimonie, élidé à la césure en 6 dans chacun de ses drames en vers, avant deux premières occurrences lyriques publiées (Châtiments, Force des choses, 1853 et Les Contemplations, Halte en marchant, 1856). Il est relayé par six exemples baudelairiens de 1855 à 1862 (S. Murphy 2003), avant de devenir poncif chez Verlaine et Rimbaud. L’influence d’Aubigné peut être plaidée à deux niveaux : épigraphe des Fleurs du Mal de 1857 et comparaison des vers deux de Hernani (“ l’escalier / Dérobé ” emblème romantique) et du livre I des Tragiques (“ comme ” à la rime, étonnant pour un lecteur du premier tiers du XIXe)[13]. D’autres faits sont à observer (“ Dont ” ou “ Puis ” 6ème, suspens d’achèvements de rimes et vers, etc.), mais le point vital concerne désormais l’approche en métricométrie, qui a su, pour notre plus grand profit, formaliser la part essentielle du cadre de l’espace-jeu métrique que se sont accordés les poètes du XIXe.

Fondés sur une mise en perspective historique des mètres français classiques, les critères de métricométrie mis au point par B. de Cornulier ont permis de dégager, sur le plan linguistique, des points d’obstruction à la reconnaissance de la mesure vocalique. Pour rappel, la métricométrie implique, définis sommairement, quelques critères qui s’appliquent à des dites “ positions ” de syllabes en supposée configuration métrique : P (préposition 1v suivie de sa base), C (proclitique mono- ou bivocalique, prénominal ou préverbal), M (toute voyelle antérieure à la dernière voyelle masculine d’un mot graphique), F (cas du e féminin posttonique ou du e féminin simili posttonique postérieur à la dernière voyelle stable (DVS) dans un clitique dissyllabique : cette, une, toute, etc.), s (DVM de mot suivie d’un e posttonique non surnuméraire) et enfin le critère de la position “ vide ”, c.-à-d. non concernée par les mentions précédentes. Les critères CP, et grosso modo M, ont une nature d’obstruction plutôt syntagmatiques, tandis que, portant sur le traitement du e instable, les critères F et s sont très différents et ont à voir avec les proscriptions respectivement de la césure lyrique et de la césure analytique “ à l’italienne ”. L’astérisque * nous permettra d’attirer l’attention sur les e masculins rangés sous C et P, ou bien tout e à l’intérieur de mots sans préjuger s’il est féminin ou masculin. Nous avons renoncé à tout raffinement du critère M, pour ne pas créer une confusion entre son statut de pré-DVM et celui de voyelle masculine quelque peu DVM de morphème ou lexème[14]. Tout simplement, le critère M  peut être élargi aux mots avec traits d’union et tirets, aux tournures avec enclitiques (enclitique postcésural : “ éblouissez/+/-moi ” chez Glatigny, relevé par J.-M. Gouvard (CV)), comme aux mots composés avec simple(s) espacement(s), ou bien à des unités graphiques exceptionnelles (cf. “ Ils en sont à l’A, B, + C, D du cœur humain ”, A propos d’Horace, “ ver + de terre ” Pleurs dans la nuit, Les Contemplations).

Pour Rimbaud, l’élargissement aux mots avec espace concerne “ Sœur + de charité ” dans le poème quasi homonyme et “ becs de canne ”, variante orthographique dans L’Homme juste pour “ becs-de-cane ” employé dans Les Misérables. Pour Le Bateau ivre, seront concernés par M : “ Peaux-Rouges ”, “ tohu-bohus ”, “ tout à coup ”, “ savez-vous ”, “ arcs-en-ciel ”, voire “ très-antiques ”, mais non pas le calembour : “ Presque île ”, ni, pour des raisons de contexte, la locution prépositionnelle “ à travers ” ! Selon les deux textes de référence pour l’établissement du Bateau ivre, “ tout à coup ” et “ arcs-en-ciel ” apparaissent tantôt avec des tirets, tantôt non. Le cas de “ becs-de-cane ”, orthographié “ becs de canne ” par Rimbaud, nous incite lui aussi à considérer comme dérisoire le classement hiérarchique, sur base graphique, des lexies soudées ou non par traits d’union. Les exemples d’enjambements sur traits d’union (CV) n’offrent pas toujours le sentiment de déviance métrique M, en tant qu’ils demeurent des jeux d’associations syntagmatiques lâches. Voici quatre exemples hétérogènes qui permettent d’illustrer la difficulté posée : “ Ou des fils enterrés-vivants dans leurs chimères ” (A. Vacquerie, Demi-teintes, XXIII), “ Sera Napoléon-le-Petit dans l’histoire ” (V. Hugo, Les Châtiments, A l’obéissance passive, VII), “ Que celle de Montagne-aux-Herbes-Potagères ” (C. Baudelaire, Les Epaves, Bouffonneries, Sur les débuts d’Amina Boschetti), “ Tel est l’arrêt du Saint-Chapitre qui vous aime ” (Leconte de Lisle, Poèmes tragiques, Hieronymus), à quoi ajouter les enjambements sur variations typographiques chez les classiques : “ journal + de Trévoux ” (Voltaire) ou “ C’est ainsi qu’on travaille + un royaume en finance ” (Les Finances, Voltaire, 1775) ? Le débat sur le critère M et sur les armatures syntagmatiques proches de l’unité-mot sera approfondi dans notre étude du Bateau ivre. Au-delà de l’observation métricométrique, nous étudierons les coupes morphémiques éventuelles aux seules positions 6 et 12, d’autant que la pertinence d’un questionnement morphémique des césures ne va pas sans ambiguïté, ni sans pari interprétatif quant à la volonté ou parfois connaissance linguistique du poète.

Pour conserver l’exclusivité FMCPs des lettres critères, nous avons adopté le symbole valise “ ! ” pour caractériser un ensemble de phénomènes variés : conjonctions de coordinations, pronoms relatifs simples suivis de leur base, conjonctions que et si, adverbes 1v, présentatif “ c’est ”, “ comme ”, interjections 1v, marqueur du vocatif “ ô ”, antépositions phrastiques du déictique “ Là ” (cf. L’Ecole des femmes), conjugaisons 1v des auxiliaires devant césure, les rejets de longueur 1v. Ces phénomènes connus des classiques et courants chez Hugo ne sont pas forcément amplifiés par Rimbaud. Par exemple, les successions “ ont ” 6 dans Le Satyre, le rejet de longueur anatonique 1v : “ Tout tremblait ; on avait + eu du mal à le prendre ” dans Les Lions ou les adverbes négatifs  “ pas ” 7 du Sacre de la femme ou du Satyre (La Légende des siècles, première série, 1959) lui sont moins familiers. La discordance potentielle du “ pas ” 7 classique, chez La Fontaine (quasi onomatopée métrique) ou Molière : “ Celui-ci ne voyait + pas plus loin que son nez ; ” (III, 5, Le Renard et le bouc) “ Après que je l’ai vu + pas plus grand que cela, ” (L’Ecole des femmes, v.258), est atténuée par le léger ou net engrappement trisyllabique, comme nous l’a rappelé J.-P. Bobillot. Mais, les “ pas ” 7 plus audacieux d’Hugo seront bientôt reconduits en “ Pas ” 1 radical par Verlaine : “ Qui n’a jamais eu de + naissance et ne s’achève / Pas, […] ” (Cellulairement, Amoureuse du diable) et Rimbaud : “ Tant que sa lame n’aura / Pas coupé cette cervelle, / […] ”. Telles sont, dans les grandes lignes, les particularités de la métricométrie support de notre étude.

 Issues des apports de la thèse de J.-M. Gouvard, donnons-nous pour cadre les quelques conclusions de B. de Cornulier (AP94) sur les évolutions FMCPs6 des alexandrins lyriques publiés au XIXe. Abstraction faite de traitements énonciatifs et typographiques particuliers non négligeables (“ Elle ” contrastif à la rime du vers 621 du Menteur de Corneille, un simili C6 chez Molière (L’Etourdi, v.236), cinq simili C6 et un simili M6 dans Les Plaideurs et Athalie de Racine : “ Je quitterais ! et pour… + / Eh bien ? / Pour quelle mère ” (Ath. V.700)), il n’apparaît pas d’alexandrins FMCPs6 (ou FMCPs12) dans la poésie socialement reconnue d’environ 1550 à 1827. Seulement deux exceptions, mais passées inaperçues jusqu’à présent. Un vers P6 en 1616 : “ Trois cornettes, et sous + les funestes drapeaux ” (Les Tragiques, V, v.469) : dans son dictionnaire Les Trois siècles de la Littérature française (1773), Sabatier de Castres omet dans son article sur Aubigné de mentionner une œuvre qui ne sera redécouverte qu’au XIXe. Un vers C10 (4-6v) de Ronsard : “ Sur mainte Eglise, afin d’enrichir un / Moustier à part du revenu commun ” (La Franciade, IV, v.1375-1376). On remarque cependant que le vers d’Aubigné est appuyé par un mot grammatical en 5, se dérobant à l’isolement 1v de la préposition césurielle.

 Le vers d’Aubigné excepté, c’est à partir de 1827 qu’apparaissent avec Hugo de premiers vers CP6 dans une poésie ambitieuse (Cromwell, 1827, v.777 et v. 5798 (trop oublié), Marion de Lorme, [1829], v.546 et v.1124), Ruy Blas, 1838, v.2233). D’abord confinés au théâtre ou à une poésie, soit satirique, soit plus frivole, ces phénomènes sont demeurés fort rares au moins jusqu’à 1850. Sur un plan plus large, les audaces d’Hugo sont rapidement caricaturées dans une production satirique marginale, puis relayées en poésie lyrique. Toutefois, parmi les écrivains les plus connus des années 1830, la stricte émulation FMCPs6 ne concerne pratiquement personne. Dans la veine légère de certaines Premières poésies, Musset a pu présenter un premier exemple de C6 dans le cadre de la poésie lyrique du XIXe : “ on les + commence ” (Mardoche, 1829), sur lequel nous reviendrons. En-dehors du corpus observé jusqu’à présent par les métriciens, O’Neddy a exploré les audaces de versification dans cette parodie du romantisme que représente la Nuit première au début de son recueil Feu et flamme (1833). On y trouve au moins un exemple de C6 : “ je vais vous + susciter ”, ainsi qu’un historique “ jusqu’+à ” : “ Et toujours ainsi, jusqu’à l’heure expiatoire ”. En fait, au-delà du FMCPs6, ce poème appellerait une intéressante étude métrique en contraste avec le reste du recueil : “ Vingt jeunes hommes, tous artistes dans le cœur, ” “ Vrai Dieu ! quels insensés dialogues ! – L’analyse […] ” (plus synérèse !), “ La monstruosité de ce métaphysique / Désordre, je vais vous susciter le tableau […] ”, “ – Oh ! les anciens jours ! dit Reblo : les anciens jours ! ”, “ Camarades, c’était + qu’il faisait bon vivre ”, “ Ciel et terre !… est-ce que les âmes de poète ”, “ Devant l’Art-Dieu que tout pouvoir s’anéantisse[,] ” à quoi s’ajoutent les jeux métriques impliquant plusieurs vers ou de plus classiques rejets à la césure. Les poètes ne persévérant pas sur le plan FMCPs6, une distinction de fait s’impose dès lors entre vers lyriques et vers de théâtre, à l’instar des hiérarchies entre genres pour les siècles antérieurs. Pour sa part, Hugo, dont les CP6 sont déjà rares dans ses drames en vers (Théâtre en liberté y compris), ne publie qu’un seul alexandrin P6 en poésie lyrique avant 1872. Compris dans un discours direct proche de la distanciation théâtrale entre la voix du poète et du héros (AP94), il s’agit d’un vers du Mariage de Roland : “ Sans m’arrêter et sans me reposer, je puis ” (La Légende des siècles, Première Série, 1859, date de composition plausible, mais invérifiable : 1846). Rimbaud n’a pu en connaître que deux autres exemples avec le recueil L’Année terrible (1872), à une époque où il n’est plus pertinent d’envisager une quelconque influence.

Tant pis pour les vers inconnus et non publiés de Jules Verne (AP94), l’accumulation de vers CP6 dans le cadre de la poésie lyrique semble initiée par deux exemples de Baudelaire° et deux autres de Blanchecotte*, de 1851 à 1855 (“ comme un + outil ” 1851°, “ à la + très bonne ” 1854°, “ non les + succès ”*, “ je les + reprends ”* 1855). Baudelaire et Leconte de Lisle, notamment, assureront la promotion des CP6 par la suite. Un premier s6 (NB : s6=F7) apparaît avec Villiers de L’Isle-Adam en 1859 (“ La Pauvreté, squele+tte sombre aux yeux funestes ”), puis deux autres chez Auguste de Châtillon en 1866, à moins d’admettre la dominante locale de 4-4-4v fondamentalement tels (AP94). Leconte de Lisle imite le s6 de Villiers dans le Kaïn (sic) qui ouvre le second Parnasse contemporain (1869) : “ Plus haut que ce tumu+lte vain, comme il parla ”, édition appréciée justement par Rimbaud, qui ne fera toutefois écho à ce type de vers qu’en 1872 (Famille maudite). Deux premiers F6 (sur clitiques dissyllabiques ou mots grammaticaux : “ Elle était belle, elle t’aimait, elle est passée, ” ” (Blanchecotte) et “ Il faut chercher quelque désert où ta douleur ” (Mendès)) et trois “ premiers ” M6 (Banville°, Blanchecotte*, Mendès) apparaissent en 1861 : “ Où je filais pensi+vement la blanche laine ”°, “ Il me faut l’air et l’in+fini, le libre espace[,] ”* “ Et quand l’aurore a terr+assé la messe noire, ” cinq exemples où apparaît toutefois, à chaque reprise, un relief syntaxique 4-4-4v. Egalement, 1861 est l’année de publication d’une seconde édition des Fleurs du Mal où s’accumulent de nouveaux et nombreux vers CP6. Enfin, de premiers F6 sur mots lexicaux semblent apparaître avec Rimbaud en 1872 (“ Qu’est-ce ” et Famille maudite/Mémoire). Tous ensemble, ces critères, pris dans une telle historicité, ont donc une valeur discriminante, quoique relative, en ce qui concerne la formation de césures, et repérer la démarcation de positions plus ou moins régulièrement marquées “ vides ” permet d’envisager la formation éventuelle des hémistiches. Tels sont les acquis dus à B. de Cornulier et J.-M. Gouvard.

Cependant, ce tableau est à nuancer. A rebours des hésitations de P. Martinon et J.-M. Gouvard, J. Bienvenu (communication personnelle) nous a confirmé la datation des M6 de Blanchecotte et Banville en 1861, avec antériorité de Blanchecotte, mais la datation des vers de Mendès pose problème, le recueil Philoméla n’a été publié qu’en 1863 ou 1864. L’influence historique du M6 de Banville est renforcée par le prestige de l’auteur à l’époque, mais aussi par le fait que le vers est reconduit tel quel en 1867 dans l’édition originale des Exilés, la seule connue de Rimbaud. Comme Leconte de Lisle à son s6, Banville renoncera à un vers M6 dont la césure morphémique s’avère  “ à l’italienne ” : “ pensi+ve-ment ”. Le vers est corrigé dans la 2nde édition des Exilés en 1875, mais J. Bienvenu nous rappelle que Leconte de Lisle lui-même en célèbre la première mouture lors de sa réponse à la fameuse enquête de Jules Huret, en insistant étonnamment sur l’harmonie césurielle de ce qui passe parfois aujourd’hui pour un pur trimètre. Pour Leconte de Lisle, ce vers a une césure, mais il ne dit pas où. Ce vers M6 est cité également en 1901 dans le Testament poétique de Sully Prudhomme, mais toujours sous forme d’appréhension confuse, à tel point que c’est sa correction de 1875 qui permet de nettement plaider pour un effet de sens suspensif en mode 6-6v : “ Où je filais d’un doigt + pensif la blanche laine, ” version qui ne fût pas connue de Rimbaud, mais le poème La Reine Omphale se fondait sur une logique de trimètres diffus abondants dans le poème, ce qui permettait de cerner les enjeux de modulation subtile du fameux M6 initial.

En réalité, la définition césurielle du trimètre n’a pas été correctement établie par W. Ténint lui-même en 1844. Nous avons vu que la théorie de l’alexandrin romantique dont il se fait le théoricien suppose une concurrence de deux césures. Le vers a une césure fixe traditionnelle à laquelle, comme le dit Ténint, aucun poète ne se soustrait, lui ménageant une espèce de “ prérogative royale ” que prouve le maintien de la proscription de la césure lyrique à son endroit. Mais, selon sa loi de superposition des deux césures, apparaît encore une concurrente césure mobile de nature syntaxique lâche qui admet elle le e conclusif de mesure. Selon Ténint, il existe 11 formes d’alexandrins à césure mobile de type binaire : 1-11, 2-10,…, 10-2, 11-1, dont la clé de voûte 6-6 représente l’état parfait de superposition de la césure mobile à la césure fixe. Mais, outre la vacuité théorique de ce mode de relation à l’irrégularité, Ténint commet l’erreur fatale d’intégrer la nouveauté du trimètre à son propos. Il le définit comme comportant deux césures fixes et s’en tient cette fois à un type rigide, sans lui présupposer aucun jeu de variation des césures mobiles en syntaxe, ce qui montre que le trimètre était uniquement perçu comme une relation stricte 4-4-4v (excluant même la césure lyrique), – c.-à-d. surgissement d’un vers nouveau incongru en contradiction avec la césure mobile supposée aux vers binaires, – et ce qui montre que notre théoricien amateur n’a même pas identifié les subversifs faux trimètres anaphoriques de Hernani, Ruy Blas (Don Paez ?), cités plus haut. Ténint commet surtout une bourde énorme. Au lieu de considérer que le trimètre a deux césures mobiles et un maintien de la césure fixe, ce qui serait moins incohérent, Ténint (si pas dans l’esprit, en tout cas dans la lettre) admet d’emblée le trimètre comme une mesure substitutive qui renonce à la césure fixe de l’alexandrin binaire. Et, si les pratiques des principaux poètes romantiques ne peuvent que le contredire, Ténint jette un fameux pavé dans la mare en citant un vers de son ami Challamel, inconnu comme poète : “ Grands et petits, rois et sujets, sages et fous. ” Avec son “ et ” 6 extraordinaire à l’époque, c’est une aveugle niaiserie qui révolutionne la structure de l’alexandrin 25 ans avant Verlaine et Rimbaud. En réalité, paresseusement livrés à la confusion des termes, les poètes eux-mêmes manqueront à poser correctement une définition de la césure ou du trimètre. Evasivement, le célèbre vers de Banville est un 6-6v et un trimètre, constat sans argument. Or, étant donné la rencontre patente entre les FMCPs6 et la question du trimètre, une histoire du trimètre ne peut qu’importer à toute entreprise de critique du vers au XIXe.

Par ailleurs, la perspective très favorable à Baudelaire de l’historique proposé par J.-M. Gouvard est contredite par les faits. Quelque soit le coût du passage du vers de théâtre au vers lyrique, un vers CP6 de la période 1827-1851 chez tel ou tel auteur (Musset, O’Neddy, Barbier, etc.) témoigne de l’influence d’Hugo et non pas d’un accident imprévisible avant la publication des Fleurs du Mal. Faute de considérer l’importance décisive du théâtre hugolien, l’essentiel n’a pas été vu. A partir de Cromwell, Hugo distribue avec parcimonie des vers au profil CP6 dans son théâtre, et, dans le même mouvement, il commence à pratiquer la culture d’un mode d’alexandrin ambivalent qui respecte la césure binaire, tout en adoptant une allure de trimètre prononcé. Le vers modèle de Suréna sera imité et donc référencé par Gautier en 1838 (Poésies diverses, La Thébaïde : “ Ne plus penser, ne plus aimer, ne plus haïr ; ” lequel est à son tour cité par Ténint dès 1844. Hugo va continuellement assouplir sa relation au trimètre, soit qu’il médite l’allure 444 du vers (anaphores, symétries, changement d’interlocuteurs, triple prédication, mise en relief de syntagmes, répétitions 4v aux deux bornes externes du 6-6v, enjambement libre 4v à l’une ou l’autre borne du vers, prédilection pour le rejet d’épithète ou de groupe prépositionnel 2v ; échos 444v plus imprécis, mais plus abondants, etc.), soit qu’il invente l’anaphore ternaire décalée : “ C’est l’Allemagne, c’est + la Flandre, c’est l’Espagne ” (Hernani, v.1769), “ Comme un infâme ! comme + un lâche ! comme un chien ! ” (Ruy Blas, v.2208). Dans Marion de Lorme, il associe l’allure de trimètre et le C6 : “ Comme elle y va ! / C’est un + refus ? / Mais je suis vôtre ! ” (v.1224). Musset, camarade de classe du beau-frère d’Hugo, et Sainte-Beuve, ami intime d’Hugo et de sa femme, ont tous deux exploité cette conjonction particulière dès 1829, bien avant la publication de la pièce. Dans Mardoche, Musset propose son unique vers lyrique C6 en fonction d’une relative syntaxe ternaire : “ Mais une fois qu’on les + commence, on ne peut plus ”, tandis que l’intrigant et hypocrite Sainte-Beuve, qui déconseilla probablement à Hugo de persévérer dans le CP6, comme il l’a fait plus tard pour Verlaine, pratique, mais atténue l’audace, à l’aide d’un contre-rejet épithétique (école Chénier) : “ Belle ignorante, aux blonds + cheveux, au cou de neige ? ” (Vie, poésies et pensées de Joseph Delorme, Sonnet). En revanche, l’effet de trimètre à césure atténuée n’est pas relevé parmi les audaces du Petit Cénacle (Borel ou O’Neddy). Le recueil Rhapsodies de Borel, publié en 1831, comprend une parodie de Marion de Lorme sous forme de scène. Classique dans sa versification, l’auteur imite pour une fois l’insolence métrique d’Hugo, en tout cas telle qu’issue de l’influence décisive de Chénier sur Vigny, et il propose ce que nous avons découvert comme le tout premier enjambement sur mot par un grand nom de la poésie romantique, vers de trente ans antérieur aux exemples de 1861 : “ Adrien, que je redise encore une fois[.] ” Le vers est exceptionnel. La césure se fait sur le préfixe “ re ”, sur un morphème donc !, et sur un “ e ” instable à l’intérieur d’un mot !, au milieu d’un dissyllabe !, tout cela dans un corps d’énoncé prosaïque aux contours peu prononcés. Pas moins de trois “ e ” instables précèdent la césure, cependant que l’adverbe “ encore ”, généralement placé avant ou juste après la césure, ici décalé une syllabe après, aggrave la difficulté de reconnaissance métrique. Il faudra attendre Verlaine et Rimbaud pour renouer avec des audaces aussi spectaculaires. De son côté, Musset, en s’inspirant par ailleurs du “ comme si ” hugolien, pratique l’audace C12 à la rime, à l’instar de Ronsard ou des acrobaties de chant aux vers courts[15] : “ Cousu d’or comme un paon – frais et joyeux comme une / Aile de papillon […] ”, procédé qui a marqué de façon décisive le célèbre poète de la rime qu’est Banville, dès Les Cariatides en 1842. Ainsi, en 1851, loin d’innover, Baudelaire décalque directement le vers de Marion de Lorme et reprend au genre masculin la fin de vers de Musset, avec toute la logique de trimètre et césure du déterminant “ un ” du vers essentiel de Marion de Lorme, dans son Voyage à Cythère : “ Chacun plantant, comme un + outil, son bec impur ”. Il reconduit cette imitation, délestée du renvoi au trimètre, dans Un fantôme à la métrique 4-6v, là où J.-M. Gouvard croit détecter un invraisemblable 5-5v “ à l’italienne ” : “ Je suis comme un peintre qu’un Dieu moqueur ”. Très influent sur Verlaine, le célèbre trimètre “ A la très-belle, à la + très-bonne, à la très-chère, ” (“ Que diras-tu, ce soir,… ”) mise en abîme du titre du recueil, est inspiré toujours et encore du vers de Marion de Lorme, mais cette fois avec, outre celle des trimètres anaphoriques de Cromwell, une influence du trimètre à contre-rejet épithétique de Sainte-Beuve. Pareillement, le vers : “ Dans quel philtre ? – dans quel + vin ? – dans quelle tisane ? ” est inspiré d’Hugo et Musset, et notamment des faux trimètres anaphoriques de Hernani et Ruy Blas cités plus haut.

Dans la confidence de Sainte-Beuve (ou Musset, Vacquerie…), Baudelaire[16], et de proche en proche, Banville, Blanchecotte, et quelques autres poètes, vont alors prendre le pli de pratiquer la discordance binaire compensée par une allure de trimètre, surtout au plan des audaces lexicales nouvelles à la césure. Cette compensation ne fut en aucun cas naturelle, comme le prouvent le cas par cas des vers déviants d’Hugo et Musset, et le cas de Borel et O’Neddy qui “ ignorent ” l’aspect de la compensation ternaire. Le non dit permettra à Baudelaire de s’attribuer le mérite d’Hugo aux yeux du Verlaine ébloui. Sans le savoir, Verlaine, dont les recueils Poèmes saturniens et Sagesse maximalisent une recherche d’ambivalence trouble du trimètre ou ternaire pour plus d’un tiers de ses alexandrins, avait une pensée métrique foncièrement héritée d’Hugo. Nous venons d’établir l’histoire de l’alexandrin. Au moment où Rimbaud entre en littérature, sa composition est résolument 6-6v et n’admet qu’une concurrence secondaire en prosodie d’un rythme ternaire généralement trimètre 444, soit à métricité locale interne 4-4-4v, soit à découpage syntaxique (occurrences de e féminins en 4 et 8), quelques fois d’une allure ternaire irrégulière par dérobade à la référence du trimètre. Le trimètre 4-4-4v est le seul prétendant à une possible substitution métrique autonome chez des poètes ou doctes de second ordre Châtillon et plus naïvement Challamel et Ténint. La persistance d’une césure normale du 6-6v peut largement se justifier par une comparaison des effets similaires à l’entrevers, par exemple les CPM12 chez Banville ou Verlaine, comparaison qui permettrait peut-être par ailleurs de distinguer l’enjambement ludique acrobatique, voyant à la rime, d’une pratique de crise à la césure. Toutefois, la conjonction d’enjambements toujours plus discordants et de trimètres (à métricité interne) tend à préparer la dislocation du système. Une pointe cime critique est atteinte par Banville en 1861 : “ Où je filais pensivement la blanche laine, ” ce que Mallarmé approfondit par des enjambements sur des formes adverbiales similaires, mais différentes au plan des morphèmes et phonèmes, puis graphies : “ indo+lemment ” (Parnasse contemporain, L’Azur, 1866) et “ noncha+lamment ” (Parnasse contemporain, Hérodiade, 1869). En 1869 (Fêtes galantes, Dans la grotte), Verlaine extrait une forme classique rare du XVIIe , trois quatrains de 8v avec 6-6v contrastif pénultième, qu’il enrichit de clichés affectés classiques dont : “ tigresse d’Hyrcanie ” ; or, il opère, non plus par la niaiserie, mais par un traitement de génie, le basculement de l’incertitude métrique du côté de la prosodie au plan du premier quatrain et du premier 6-6v du poème. En effet, syntaxe et assonances, le premier quatrain a une rythmique entraînante 4v qui se superpose à un schéma métrique et strophique qui ne sera pleinement validé que par sa reconduction moins tourmentée aux quatrains suivants. Or, le 6-6v isolé est contaminé par cette allure 4v, mais, loin de profiter dès lors du surgissement insolent du trimètre, Verlaine qui a opéré l’obstruction à la reconnaissance du 6-6v par un effet M6, déplace l’idée de reprise “ à l’italienne ” du célèbre M6 de Banville, à la seconde articulation du trimètre, créant ainsi une instabilité métrique forte, en rupture avec toutes les conventions métriques, même anticipées, d’une époque : “ Là, Je me tue # à vos genoux ! / Car ma détresse # est infinie, / Et la tigresse # épou+vanta # ble d’Hyrcanie / Est une agnelle # au prix de vous. ” Ce vers historique représente la prémisse encourageante de ce que Rimbaud et Verlaine (sa valeur témoin étant Cellulairement !) entreprendront en 1872-1873, au moment de leur compagnonnage. La tension entre le trimètre et la structure binaire de l’alexandrin sera un centre d’attention privilégiée dans le corpus rimbaldien.

Aussi convient-il de faire un sort rapide à la question du trimètre classique. L’allure prédicative de vers classiques semble relever du choix du trimètre, et pas uniquement à cause de particularités décrites plus haut, mais aussi à cause d’une insuffisante attention apportée aux grands nombres de césures classiques sur structures verbales (“ C’est assez dit. / Je suis + exact plus qu’aucun autre ”[,] “ Mais le voici : prenons + plaisir de l’aventure ”, “ Le précepteur : je veux + un peu l’entretenir, ” “ Il n’importe. Je suis + à vous dans un moment ” (Le Dépit amoureux, v.740, v.1630, v.650, L’Etourdi, v.1765). G. Paris, puis P. Martinon ont montré que le trimètre n’est qu’une prosodie seconde au 6-6v, vu que l’enjambement sur mot n’existe pas chez les classiques, logique qu’on ne peut que reconduire pour le XIXe, au-delà même des premiers M6 de 1831 ou 1861. Mais, P. Martinon a encore raison de les cataloguer à peu près tous parmi les illusions d’optique, quoique lui-même leurré par une théorie du tétramètre alexandrin. L’abondance de vers où la position 9ème est marquée par un infléchissement prédicatif rencontre parfois une inflexion 4ème frappante, il en résulte la sensation trompeuse du trimètre, à quoi ajouter le caractère de rythme non centré sur la forme hémistiche au plus près d’un certain XVIe. Pourtant, les deux meilleurs exemples de trimètres potentiels issus des Satires de Régnier : “ Facile au vice, il hait + les vieux et les dédaigne ” et “ Quand il en sort, il a + plus d’yeux, et plus aigus[,] ” sont cités dans les traités du XVIIe comme de simples mauvaises césures. En fait, seule la prégnance reconnue du thème dans le XIXe avancé, ou poète par poète après 1827, puisque les rejets épithétiques 2v de Lamartine semblent former parfois des trimètres accidentels, permet de parler de trimètres pour de sembables configurations, peut-être aussi pour une genèse encore à défricher du côté de Chénier et Vigny. La prosodie 4-4-4v chez les classiques ne peut relever que d’un effet de composition volontaire avec stratégie de réception à la lecture du vers. Voici ceux que nous avons décidé d’admettre : “ Traîner les pieds, mener + les bras, hocher la tête, ” (Aubigné, Les Tragiques, II, v.1283, 1616, relevé inédit) “ Et je le garde… / A qui + Carlos ? / Amon vainqueur[,] ” (comparer : “ A qui, don Lope ? / A moi, Madame… / Et l’autre ? / A moi. ” (Corneille, Don Sanche d’Aragon, v.328 et 951, trimètre et trimètre approchant, 1650), “ A moi, Monsieur, à moi + de grâce, à moi, Monsieur : ” (Plutôt Corneille ? , Le Bourgeois gentilhomme, 1670, trimètre répété deux fois qui encadre la première entrée du Ballet des nations, auquel comparer le vers qui termine la seconde entrée et la pièce : “ Les Dieux mêmes, les Dieux + n’en ont point de plus doux. ”), “ Ces yeux perçants, ces yeux + tendres, mais amoureux, ” (Corneille, Psyché, v.1066, 1671, on retrouve le même problème de certitude que pour Régnier, d’autant que h2 forme un syntagme adjectival cohérent, mais le contexte Molière - Corneille doit ici faire partie de l’argument), “ Toujours aimer, toujours + souffrir, toujours mourir[,] ” (Corneille, Suréna, v.268, 1674) “ Maudit château ! maudit + amour ! maudit voyage ! ” (Ragotin, V, 1684), “ Et sur un char, pareil + au char qui dans la Grèce… ” (cas limite de Roucher), “ Sa voix faible, ses yeux + éteints, ses pas tremblants… ” (Marmontel avec prosodie F4), “ Toujours ivre, toujours + débile, chancelant ” (Chénier, imitation du trimètre de Suréna, mais solution non trimètre), “ Voilà pourquoi, toujours + prudents, et toujours sages, ” (Vigny, Eloa, exemple troublant de 1824). Faute de démonstration appuyée, notre fin de non-recevoir pour le reste vaut en tout cas ici comme protection avancée de la prédominance 6-6v au plan cognitif. L’important pour nous, c’est de bien comprendre que le trimètre n’est pas une simple affaire d’allure prosodique et sa classification est liée à des effets de composition, puis de contexte, jusqu’à présent sous-estimés. Nous reprendrons cette discussion critique dans un autre article et nous permettrons d’être plus péremptoire au plan de la présente étude rimbaldienne.

Enfin, deux autres possibilités restent à apprécier, le vers faux et le mélange de mètres composés de longueur globale équivalente. Avant la révolution métrique de 1872 et des deux versions connues de Tête de faune, Rimbaud ne semble pas avoir pratiqué le vers faux volontaire, il s’est contenté de le suggérer comme prosaïsme ou panneau du leurre graphique dans : “ Dr Venetti, Traité + de l’Amour conjugal ” (Album zutique, avec signal consonantique “ drr ” régulant (J.-P. Bobillot)). Adepte d’une versification plus classique, Barbey d’Aurevilly présente pourtant un remarquable vers faux dans son poème La Maîtresse rousse : “ Aussi ce n’était pas pour le temps d’une orgie, / Mais pour le temps d’une éternité, que je l’avais choisie : / Ma compagne jusqu’à la mort ! ”. Au lieu de l’hémistiche : “ Mais pour l’éternité ”, Barbey reprend la modalisation périphrastique et crée une sorte d’alchimie syllabique “ cinq + X ” : “ Mais pour le temps d’une… ”, où le mot “ éternité ” (en gradation d’intensité par rapport à “ orgie ”) vaut comme une sorte de 6ème syllabe suspensive absolue. Ce vers miracle a pu inspirer au moins un vers faux tardif de Verlaine où il est question d’un adverbe en “ trop ” ! Quant au mélange des différents décasyllabes dans Tête de faune, au-delà d’une alternance 4-6v et 5-5v constante, repérée par P. Rocher (via P. Martinon) dans un poème des Nuits persanes d’A. Renaud que Rimbaud a lu et possédé, elle a pu s’inspirer du mélange de Souvenir des Alpes de Musset (mélange vu également par S. Murphy (communication personnelle) et J.-M. Gouvard), et surtout des 5-5v déviants tirant vers le 4-6v dans Marco (Poèmes saturniens : “ Communiquant sa terrible colère, ” “ Le bruit du vent de + la nuit dans un arbre[.] ” A quoi ajouter les compensations 6-4v en contexte 4-6v chez Voltaire et Verlaine, et la lecture des théories césurielles farfelues dans les traités peu rigoureux de Ténint et Banville. Le trimètre et le mélange des “ décasyllabes ” sont les deux jeux de tension chez Verlaine qui précipiteront la dislocation finale du repère métrique par le même Verlaine et Rimbaud en 1872-1873. Faute de “ décasyllabes ” de Rimbaud avant Tête de faune, c’est le cadre métrique originel du 6-6v de Rimbaud qui va nous livrer la pensée de départ qui fût celle de l’immense novateur et révolutionnaire que nous célébrons encore aujourd’hui.

 

2. Evolution de l’alexandrin du jeune Arthur en 69-70 :

 

B. de Cornulier a déjà opéré l’étude des premiers vers de Rimbaud. Mais, notre configuration élargie du mode FMCP au mode FMCPs !* (annoncé plus haut) se penchera sur un certain nombre de cas particuliers – éventuels ternaires – positions d’épithètes à la césure, et sur des configurations d’alexandrins romantiques définies par J.-M. Gouvard. Surtout, nous allons présenter un découpage en quatre ensembles FMCPs !* pour les années 1869-1870, susceptibles de mettre en relief l’évolution rimbaldienne, et leur adjoindre une étude d’ensemble complémentaire. Notre idée est que, pour les années 1869-1870, on peut adopter une articulation ferme très signifiante. En effet, jusqu’au recueil Demeny, il nous semble pertinent de proposer les quatre ensemble suivants. 1°) Ensemble de 551 alexandrins comprenant : Invocation à Vénus (bien que plagiat), Les Etrennes des orphelins, les trois poèmes de la 1ère lettre à Banville ([Sensation], Ophélie, Credo in unam), les alexandrins de 1870 remis à Izambard (Ophélie, A la Musique, Le Forgeron, Vénus anadyomène et les 7 alexandrins compris dans le roman Un cœur sous une soutane). Les qualités d’équivalence permettent de fondre les versions Banville et Izambard du poème Ophélie en une seule entité métrique de 36 vers. 2°) Ensemble de 378 vers doublets qui implique une confrontation des alexandrins communs à l’ensemble cerné ci-devant et à l’ensemble formé par le dossier de poèmes remis en septembre – octobre 1870 au seul Demeny : Ophélie, Sensation, Vénus anadyomène, A la musique, 156 vers du poème Le Forgeron et 128 vers de Credo in unam devenu Soleil et chair. 3°) Ensemble de 64 alexandrins impliquant trois poèmes du dossier Demeny dont G. Izambard a revendiqué la connaissance antérieure : Le Buffet, Bal des pendus et “ Morts de quatre-vingt-douze… ”. On remarquera que Le Buffet développe un noyau thématique des Etrennes des orphelins en jouant sur une surabondance comme rudimentaire dans les répétitions, tandis que l’isolement des 36 alexandrins disposés en quatrains de Bal des pendus correspond à une formule adoptée également pour Ophélie et A la Musique. 4°) Ensemble de 174 vers comprenant, avec dominante des sonnets, le reste inédit du dossier Demeny de septembre – octobre 1870 : 22 vers inédits du Forgeron, Roman, 8 vers de Rêvé pour l’hiver, L’Eclatante victoire de Sarrebrück, [Au Cabaret-Vert], Le Dormeur du val, Ma Bohême, La Maline, Le Châtiment de Tartufe, Rages de Césars, Le Mal. Comme l’indiquent les problématiques pour les ensembles 2 et 3, ces quatre groupements n’établissent pas une chronologie pure et nous n’avons pas daigné évaluer celle-ci. Egalement, l’ensemble 2 est inclus génétiquement, mais pas intégralement, dans l’ensemble 1. Il n’est donc pas question d’additionner ou juxtaposer de tels ensembles.

Appliquons plutôt les critères FMCPs !* aux positions métriques 6 et 12 de chacun de ces ensembles pour en dégager les grandes lignes. Le premier ensemble, étendu sur la durée, mais visiblement tout antérieur au mois d’août 1870, ne laisse paraître que trois faits saillants : “ que ” 6 et “ là ” 12 dans Les Etrennes des orphelins, puis “ dans ” 6 pour Credo in unam (CP !6 : 2/551 et CP !6&12 : 3/[551]). Rimbaud joue vraisemblablement sur une stratégie de l’élocution parallèle quand il compose les “ que ” 6 et “ Là ” 12 des Etrennes des orphelins. L’audace est présente, mais on se gardera de la surévaluer. Le “ là ” 12 n’est pas déviant, mais trivial. En particulier, un ensemble de réalisations variées de “ là ” 6 crée une longueur tonale riche de résonances dans L’Ecole des femmes de Molière, notamment à l’aide du vers de jalousie d’Arnolphe : “ Est une chose… là… qui fait qu’on s’inquiète… ”, appelé à de nombreux échos dans la pièce. Néanmoins, ce trait suspensif antérieur à Rimbaud n’empêche pas de constater que la mimétique enfantine du “ là ” 12 dans Les Etrennes des orphelins suppose un lyrisme familier nettement héritier du romantisme. Le “ que ” 6 témoigne d’un similaire ton de familiarité. Quoique son e masculin rompe en visière avec un tabou de l’époque, il a une réalisation suspensive des plus naturelles et la structure du vers n’y est toujours pas menacée en tant que telle. Par la suite, si, des Etrennes des orphelins à la lettre à Banville, Rimbaud devient plus exigeant quant à la qualité de ses rimes, sa versification demeure classique : ses hémistiches conclusifs de vers sont presque tous parfaitement consistants et il ne se rencontre pas tant d’enjambements à la césure. Pour le dossier Izambard, si on fait abstraction du jeu sur les contre-rejets (cf. Vénus anadyomène), l’évolution ne devient sensible qu’à propos de la version incomplète du Forgeron où il est question de nombreux débordements, mais pas encore sur le plan FMCPs !*6. Le second ensemble, en reprenant 378 vers de l’ensemble précédent, ne reconduit, de nos trois traits remarquables, que le seul “ dans ” 6 de Credo in unam, pourtant si timide, puisqu’il est, comme le précise M. Murat, harmonisé par la répétition “ infini ” d’un hémistiche à l’autre : “ L’amour infini dans un infini Sourire ! ” (CP ! 6(&12) : 1/[378]). En revanche, les faits de réécriture propres au dossier Demeny font apparaître deux configurations saillantes supplémentaires : un “ à ” P6 dans A la Musique et un “ leur ” C6 dans Le Forgeron (CP !6(&12) : 3/[378]). Puis, l’ensemble 3 propre au seul Recueil Demeny, mais revendiqué quelque peu par Izambard, présente à son tour un cas exceptionnel de “ de ” P*6 qui a très bien pu faire partie d’une version antérieure de “ Morts de quatre-vingt-douze… ”, lue par Izambard sous le titre Aux morts de Valmy. De là une proportion CP ! 6 (&12) : 1/[64]. Bref, quelles que soient les configurations, nous venons à peine ici de dépasser le 1% de vers déviants et encore est-ce à partir d’un cas isolé. L’approche statistique de ces trois premiers ensembles révèlent que Rimbaud ne pratique guère une métrique en avance sur son temps avant l’été 1870. Il a dû prendre conscience, à un moment ou un autre, que ni Banville, ni Izambard ne pouvaient raisonnablement lui attribuer des prétentions étonnantes en la matière. Dans le même ordre d’idées, on a pu noter certaines irrégularités dans les schémas rimiques des poèmes de 1870 : le second quatrain de Vénus anadyomène (version Demeny), le premier quatrain du poème A la Musique et surtout la signifiante inscription de quatre rimes croisées au sein des rimes plates de Credo in unam / Soleil et chair. Ces trois déviances sont audacieuses (cf. S. Murphy, éd. Poésies 99), quoique le cas du poème A la Musique n’ait rien d’exceptionnel en fait de décalage rimique sur strophe initiale (B. de Cornulier). Toutefois, s’il est évident que Rimbaud se montre un précoce aventurier baudelairien quant au déploiement rimique des sonnets, l’exemple des rimes croisées dans Credo in unam est sans doute né d’une réflexion alimentée par des exemples, dont l’un s’impose avec évidence, puisque le plagiat de Sully Prudhomme : Invocation à Vénus, source thématique forte pour Credo in unam, clôt une série de rimes plates par quatre rimes embrassées[17].

Voilà donc quelques points qui devraient relativiser la question du sarcasme mature à propos des poèmes latins, du poème Les Etrennes des orphelins et de la 1ère lettre à Banville ! Certes, pour en revenir à la seule métrique, le “ que ” 6 est étonnant et même précoce quant à Rimbaud, mais, en confondant sur un même plan le “ que ” relatif, conjonctif ou adverbe, deux exemples de plus de trente ans antérieurs se manifestent dans le recueil Feu et flamme (1833) de Philothée O’Neddy : “ Ciel et terre… est-ce que les âmes des poètes […] ” (Nuit première) et “ En un mot tout ce que ta vénusté rassemble […] ” (Nuit huitième, Eros). Avec le dernier vers de La Carpe et les carpillons (Fables de Florian, XVIIIe) : “ C’est que… c’est que… je ne finirais pas ”, ces deux exemples remettent en cause l’explication supposée par M. Murat quant au caractère exceptionnel du vers de Rimbaud : “ Il s’agit en effet d’une des toutes premières occurrences de que en 6ème position, après celle de Nuit du walpurgis classique (1866) ; l’instabilité du e même en position pré-tonique explique que son apparition à la césure soit plus tardive que celle des mots grammaticaux à voyelle pleine. ” Malgré l’apport considérable des distinctions entre théâtre romantique et poésie lyrique du XIXe, malgré les distinctions entre genres bas et genres nobles pour le passé, malgré les distinctions entre poésie socialement reconnue et poésie sans prétention, il convient de ne pas présenter une élégante adéquation entre la chronologie d’une évolution métrique d’ensemble et la hiérarchie des transgressions possibles. Certes, Rimbaud s’en est pris directement à des formes déviantes spectaculaires qui auront vite fait de le présenter comme l’un des poètes les plus audacieux sur le plan métrique : un précoce et rare “ que ” 6, un cas rare de “ à ” 6, un historique, mais pas premier “ de ” 6, deux historiques premiers “ je ” 6. Mais il faut garder à l’esprit la possible mise en valeur rétrospective de telles audaces, notamment par la création des “ je ” 6, audaces peut-être légèrement postérieures aux autres mentionnées ici. Les prépositions “ de ” et “ à ” sont malgré tout les prépositions les plus courantes en français, tandis qu’une construction suspensive du “ que ” 6 représente un cas peu troublant de e masculin 6 en langue française, très  naturel à la césure, le cas de la rime en position 12 étant seul plus complexe. Le “ que ” 6 de Verlaine (“ Diaphanes, et que + le clair de lune fait ”) est rendu spectaculaire en fonction du profil donné par la modulation instable des e masculins et e féminins dans ce vers qui passe entre deux rejets. En revanche, les deux “ que ” 6 d’O Neddy se suspendent d’autant plus aisément à la césure qu’ils s’appuient, selon une tendance antécésurale romantique, relevée par J.-M. Gouvard et B. de Cornulier, sur des formes d’engrappements trisyllabiques qui favorisent l’articulation métrique souple : “ est-ce que ” et “ tout ce que ”. Du point de vue de l’audace, le “ que ” 6 des Etrennes des orphelins se situe quelque part entre la prudence d’O’Neddy et le génie de Verlaine.

On notera toutefois que, face à l’engrappement trisyllabique des deux “ que ” 6 de Philothée O’Neddy, l’alexandrin : “ Ah quel beau matin que ce matin des étrennes ” est également moderne dans la mesure où il suppose une frontière syntaxique à la cinquième syllabe métrique (critère à valeur relative “ FSM 5 ”). Fait étonnant, les premières audaces de Rimbaud en matière d’enjambements à la césure ont tendance à s’appuyer sur une mise en relief marquée d’un monosyllabe en position métrique 6, à partir d’une “ FSM 5 ”. Le cas de Soleil et chair illustre nettement cette idée. Porteur d’une telle caractéristique, le vers : “ Et qu’il renferme, gros de sève et de rayons, ” fera l’objet d’un prochain relevé, cependant qu’on ne peut manquer d’apprécier la syntaxe 5-7 des 6-6v rapprochés en III : “ – Car l’Homme a fini ! l’Homme a joué tous les rôles ! ”, “ Tout le dieu qui vit, sous son argile charnelle, ” “ L’Amour infini dans un infini sourire ! ” Loin d’exprimer une double audace, ces enjambements à syntaxe 5-7 révèlent certainement la familiarité de Rimbaud avec une versification nouvelle en grande partie héritée d’Hugo, mais aussi une pratique (fort naturelle sous les espèces CP) de mise en relief de la discordance entre mètre et syntaxe, du moins à partir du moment où on admet le jeu de démarcation du procédé par les répétitions “ l’Homme ” et “ infini ” pour deux des vers cités. En dépit de la nuance de Cornulier mentionnée plus haut, en citant pour valeur illustrative le vers “ FSM 5 ” de P. O’Neddy : “ Vingt jeunes hommes, tous artistes dans le cœur, ” nous songeons tout de même à une problématique de distinction entre le fait de déviance métrique et une prosodie du vers soumise aux aléas de sa représentation empirique. Voici en tout cas un sondage de quelques vers soumis à la réflexion du lecteur : trois variations sur un “ là ” enchaînées à une liste de “ FSM 5 ” tiré d’un intertexte banvillien majeur (L’Exil des Dieux, Parnasse contemporain, 1866) concernant Soleil et chair et Le Bateau ivre : “ Est une chose… … qui fait qu’on s’inquiète… ” (vers F5 cité plus haut, L’Ecole des femmes), “ Quand on arrête les déplaisirs d’une âme, ” (Horace, F5 non “ FSM 5 ”) “ O vastes cieux ! et là, marchant dans la clairière, ” (là 6) “ Et sur sa jambe flotte et vole avec délire ” (F5), “ O nos victimes ! rois monstrueux, dieux titans ” (F5), “ Du sein de l’Erèbe, dormaient tes ailes noires, ” ( !) “ Il ne te voit plus. Rien de ce qui vit, frissonne, ” ( !) “ Et ne peut dire : c’est l’homme. Je le connais[,] ” (F5) “ S’en vont et meurent, mais tu vas agoniser[,] ” (F5).

Bien que Rimbaud ait produit un vers “ FSM ”5 non F5 et “ que ” 6 pour Les Etrennes des orphelins, ce n’est apparemment qu’à partir du mois d’août 1870 (Vénus anadyomène étant daté du 27 juillet 70) qu’on peut légitimement soupçonner une évolution spectaculaire de Rimbaud sur le plan des alexandrins déviants. Le quatrième ensemble, qui implique les seuls poèmes du dossier Demeny dont aucun document écrit ou témoignage d’Izambard ne postule l’existence avant août 70, nous fait passer à un tout autre type de proportions (CP !6 : 10/174, soit presque 6% et CP!6&12 : 12/[174] soit presque 7%). Au “ dans ” 6 de Credo in unam (ensemble 1) s’en ajoutent désormais deux autres (Rêvé pour l’hiver et [Au Cabaret-Vert]). On note un “ pour ” 6 (Rêvé pour l’hiver), un “ par ” 6 et un “ quand ” 6 (Le Mal), mais surtout deux “ je ” C*6 ([Au Cabaret-Vert] et Ma Bohême) qui, faisant cortège aux “ e ” masculins 6 des Etrennes des orphelins (que ” !*6) et de “ Morts de quatre-vingt-douze… ” (“ de ” P*6), révèlent la prescience métrique que peut avoir Rimbaud de ses audaces au moins en octobre 1870. A partir du moment où, à quelques exceptions près relevées par B. de Cornulier (AP94), les poètes avaient pris pour habitude de proscrire toute graphie “ e ” en 6, on peut penser que le vers pourtant pleinement régulier : “ Nature, berce-le + chaudement : il a froid ”[,] était partie prenante de la réflexion métrique naissante de Rimbaud sur le statut notamment du e masculin ou féminin (peu importe ici les termes impossibles à saisir de la réflexion rimbaldienne à ce sujet).

Sur un autre plan, si l’emploi d’un P12 “ sous ” à l’incipit du Châtiment de Tartufe (cf. “ sous + les volants qu’elle chasse ”, Baudelaire) et d’un “ comme ” 12 (accessoirement élidé) dans Le Dormeur du val indiquent nettement la lecture des romantiques de 1830 (Musset, Gautier, Hugo), l’emploi à trois reprises du “ comme ” élidé en 6 est sans doute influencée par l’exemple cité plus haut des Châtiments, recueil que Rimbaud fréquentait assidûment, et plus certainement encore par les six exemples de la troisième version des Fleurs du Mal, ce que va confirmer la reprise baudelairienne du “ comme un ” antécésural, suivi de sa réplique postcésurale, aux vers 19 et 20 du poème Accroupissements en 1871. On peut en conclure que, dès 1870, Rimbaud avait clairement médité la métrique comme la pratique du sonnet libertin chez Baudelaire. Justement, le poème hétérométrique Rêvé pour l’hiver semble confirmer l’influence subversive de ce dernier : pour un déploiement discontinu de huit alexandrins, trois des six premiers sont déviants (1er, 3ème et 6ème), ce que renforcent les enjambements des 2ème et 4ème alexandrins. Une telle configuration ne peut même pas provenir des audaces parcimonieuses, mais trop sous-estimées, du théâtre hugolien. Rimbaud a pris conscience que ses audaces avaient été jusque là inférieures à celles de Leconte de Lisle et Banville, et qu’ils ne pourraient que gagner à devenir le continuateur de Baudelaire et Verlaine. Il nous semble symptomatique que cette inflexion rhétorique soit en quasi coïncidence avec l’admiration de Rimbaud devant le vers M6 des Fêtes galantes : “ Et la tigresse épou + vantable d’Hyrcanie ”, vers que Rimbaud, comme l’a repéré J.-P. Bobillot, va saluer plutôt en prosodie : “ Tandis qu’une folie épouvantable, broie / […] ” (Le Mal). Tout se passe comme si Rimbaud avait besoin de mûrir sa propre pratique avant de recourir lui-même au 6-6v M6. De fait, si d’autres détails métriques méritent de retenir notre attention, ils confirment la relative prudence, ou le relatif naturel, de la versification rimbaldienne en 1869 et 1870. Nous écarterons de notre répertoire deux enjambements, de toute façon classiques (cf. “ Contre eux ! Ah ! c’est beaucoup + me dire en peu de mots. ” (Horace, v.421)), en partie appuyés sur le présentatif “ c’est ” : “ – Mais, voilà, c’est toujours + la même vieille histoire !… ”, “ – Celle-là, ce n’est pas + un baiser qui l’épeure ! – ”. Pour leur part, les enjambements après auxiliaires, pourtant eux aussi intégralement classiques, ne sont chez lui guère insistants, ni spectaculaires : “ avoir + glacé ”, “ semblait + murmurer ”, “ pût + éclairer ”, “ sent + frémir ”, “ j’avais + déchiré ”, “ Je vais + souffler ”.

Pour faire époque, seul le premier et le dernier exemples cités (Les Etrennes des orphelins et Rages de Césars) peuvent admettre une possibilité 4-4-4v. On notera seulement, sans la commenter, la parallèle impression de rejet anatonique de longueur 1 de ces deux versions d’un même vers dans Credo in unam : “ La Femme ne sait plus + même être Courtisane ! ”, “ La Femme ne sait plus + faire la Courtisane !… ” On ne constate par ailleurs que deux ternaires ostentatoires. Le premier, dans Credo in unam, est étrangement glosé par M. Murat : “ Je considérerai pour ma part comme vers de transition, ou quasi-ternaires, ceux dont le marquage 6ème est faiblement signifiant, et où rien n’impose de mettre en relief la zone médiane ; ils sont constitués souvent de membres parallèles. Ces vers où la césure se trouve presque neutralisée sont rares sous la plume de Rimbaud. […] ”. Bien que nous en apprécions le constat de rareté, cette présentation nous étonne dans la mesure où notre ternaire ostentatoire s’inscrit dans un poème significativement intitulé Credo in unam, où les figures de répétition jouent, qui plus est, sur la confusion entre croître et croire : “ Mais c’est toi la Vénus ! c’est en toi que je crois ! ”, “ L’idéal, la pensée invincible, éternelle, / Montera, montera, brûlera sous son front ! ” (ns !) La pratique d’un tel calembour est prouvée par le renforcement que présente la réécriture de l’hémistiche : “ Et tout vit ! et tout monte ! ”, en : “ Et tout croît, et tout monte ! ” (Soleil et chair). Le calembour est même surdéterminé par le détournement de l’idéalisation du chemin de croix qu’impose l’évidente configuration des quatre vers d’ensemble amorcé par notre ternaire : “ Je crois en toi ! Je crois + en toi ! Divine mère, / Aphrodité marine ! Oh ! la route est amère / Depuis que l’autre Dieu nous attelle à sa croix ; / Chair, Marbre, Fleur, Venus, c’est en toi que je crois ! ” (ns !) Au lieu de se laisser atteler à une croix chrétienne, Rimbaud voit dans un paganisme moderne et contre-chrétien l’élévation d’une “ croix consolatrice ” appelée à une superbe définition dans Génie. Croissance frontale, le jeu de débordement métrique fait comprendre que Rimbaud reconnaît son élévation spirituelle et corporelle dans le dévouement cultuel à un type d’amour que le recours à la figure de Vénus dispense de plus de précisions. A l’instar de B. de Cornulier (AP94), nous essayons ainsi d’envisager une justification systématique des FMCPs !*6 du XIXe par des effets de sens dont le foyer est métrique.

Nous venons de voir que le refus absolu de toute négligence rhétorique a permis de donner une pertinence 6-6v à un vers présenté exceptionnellement comme non motivé dans son ambivalence ternaire au milieu d’alexandrins binaires. Il en résulte que, comme pour les éventuels 4-4-4v ou potentiels 4-8v de Baudelaire, les premiers 6-6v déviants de Rimbaud ne seraient parfois 4-4-4v que pour justifier paradoxalement un effet de sens attaché au mode métrique 6-6v. Héritier d’Hugo, Baudelaire écrivait : “ A la très-belle, à la + très-bonne, à la très-chère, ” avant de pervertir le jeu d’ostentation ternaire avec la répétition : “ Dans quel philtre, dans quel + vin, dans quelle tisane, ” (cf. S. Murphy 2003) et c’est à un dévoilement similaire que contribue le ternaire quant à l’audacieux “ de ” 6 qui suit : “ Morts de Valmy, Morts de + Fleurus, Morts d’Italie, ” où B. de Cornulier a bien cerné un signe d’élection vraie s’opposant à celui des faux nobles concentrés dans les figures mensongères des “ Messieurs de Cassagnac ” (ns !). On notera cependant que le poème “ Morts de quatre-vingt-douze… ” implique un fait de symétrie syntaxique qui peut faire lorgner plus nettement le 6-6v du côté d’éventuels 4-4-4v voire 4-8v : “ Vous dont les cœurs sautaient + d’amour sous les haillons ”, “ Vous dont le sang lavait + toute grandeur salie ” (ns). Toutefois, la consistance sémantique du second hémistiche 6v de ce dernier vers et l’impossibilité du ternaire pour ce même vers rendent peu évidente toute conviction à ce sujet. Rimbaud semble présenter parfois des formes potentielles 4-8v dans des configurations précises, par exemple certains vers où se joue un recours au style direct : “ Tout bas : “ Sens donc : j’ai pris + une froid sur la joue… ” ” (La Maline), “ Il s’était dit : “ Je vais + souffler la Liberté / […] ” ” (Rages de Césars). Mais, l’exemple suivant, marqué F4, du Forgeron tend à montrer qu’il s’intéresse plutôt à un effet léger de contre-rejet dissyllabique antécésural, et qu’il compose non pas sur un mode 4-8v, mais sur un mode 6-6v : “ Et me dise : Mon gars, ensemence ma terre[.] ”

Un dernier exemple rendra évidente la subordination rythmique d’effets quadrisyllabiques à un conditionnement métrique 6-6v. Il s’agit des deux derniers vers de Sensation : “ Et j’irai loin, bien loin, comme un bohémien, / Par la Nature, – heureux comme avec une femme. ” Rimbaud a joué sur l’identique ouverture des deux hémistiches par “ comme ”. Mais, il a joué encore sur la symétrie des amorces quadrisyllabiques, parallèle qu’il ne pouvait ignorer, puisque, dans le système d’échos généralisés qui s’instaure entre les trois poèmes envoyés à Banville, il a quelque peu réécrit le dernier vers de “ Par les beaux soirs d’été… ” dans tels vers de Credo in unam : “ L’Homme suçait, heureux, sa Mamelle bénie, / Comme un petit enfant, jouant sur ses genoux ! ” (ns !),  avec peut-être une surdétermination du sonnet La Géante de Baudelaire (cf. également la réécriture de l’incipit de [Sensation] : “ Par la lune d’été […] ”). En clair, si le repérage de parallèles syllabiques autres que du type métrique 6-6v pose le problème de la subjectivité du lecteur et la question d’éventuels anachronismes théoriques, on peut difficilement prétendre que Rimbaud ignorait les conséquences rythmiques et syllabiques qu’entraînaient ses modèles de vers réécrits, ses reprises et ses effets de symétrie, à condition de respecter l’idée de prédominance métrique 6-6v sur toute étude rudimentaire du rythme à partir de masses syllabiques.

Face à une “ métricométrie ” FMCPs !*6&12 peu marquée avant le “ recueil ” confié à Demeny, on peut également songer à se pencher sur la typologie de quelques alexandrins non pas nécessairement nouveaux, mais qu’on supposera, sans s’offusquer d’un certain arbitraire problématique, représentatifs du romantisme, selon la définition esquissée par J.-M. Gouvard : alexandrins présentant 1) une préposition 2v sur les positions 5 et 6 (parmi, avec,… en incluant le type “ jusqu’à ”), 2) une préposition 3v sur les positions 4, 5 et 6 (à travers, par-delà), 3) une base prépositionnelle quelconque antécésurale suivie de sa base “ de ” ou “ à ” en position 7 (à côté de, à l’entour de, afin de, en proie à, etc.), 4) une base de locution conjonctive (tandis que), 5) un pronom démonstratif 6ème et un relatif 7ème (“ celui + REL ”,…), 6) un pronom quantificateur ou distributif antéposé en fonction sujet (“ cela ”, “ tout ”,…), 7) la tournure “ plein de ”, des constructions adverbiales comparatives ou quantificatrices césurées comme : “ le mieux + ADJ ”, “ tant de ”, 8) le comparatif césuré comme suit “ ainsi que ”, “ pareil à ”, “ à l’égal de ”,… Rappelons que ces formes antécésurales se rencontrent dans les œuvres mêmes de Corneille, Racine et Molière, sans même parler de la présence plus fréquente de certaines à l’entrevers au XVIe. L’intégralité de ces traits étaient pratiquées à l’occasion par les poètes classiques. Mais, ils sont pratiqués avec une beaucoup plus nette fréquence au XIXe. En clair, ce n’est que l’abondance de tels vers qui peut faire sens pour notre sujet : loin du métricien novateur, le lecteur pourra reconnaître maintes possibilités classiques dans ce qui suit.

Le 1ier exemple se trouve justement dans le plagiat de Sully Prudhomme : “ Tu parais… A l’aspect + de ton front radieux / […] ” (Invocation à Vénus). Ensuite, M. Murat relève une expression hugolienne de qualité dans Les Etrennes des orphelins : “ Et, tout pensifs, tandis + que de leurs grands yeux bleus ”, mais la liste n’en est pas fondamentalement très longue : “ Vers moi, leurs grands yeux pleins + de choses indiscrètes ”, “ Le dos divin après + les rondeurs des épaules… ”, “ De penser que cela + prépare bien du pain ?… ”, “ “ Oh ! mais ! l’air est tout plein + d’une odeur de bataille ! ” [Doit-on vraiment inclure ce vers ? (ns)], “ Oh ! voilà qu’au milieu + de la danse macabre ”*, “ Avec des cris pareils + à des ricanements, ”* “ Où, rimant au milieu + des ombres fantastiques, ”* “ L’Homme pâle, le long + des pelouses fleuries ”[.] A la lecture, les emplois sont intéressants à souligner de façon suspensive en général et ils entrent dans des logiques de résonances signifiantes, mais les trois exemples (*) de Bal des pendus et Ma Bohême tirent encore de superbes effets mimétiques d’étirement ou allongement syllabique, en accord avec les sujets traités. Sur tous les plans, on constate une signifiance métrique prévisible, mais on la voit également se préciser, les discordances pouvant entraîner des formes de tension variées qui font des enjambements autre chose qu’un mode de mise en relief sémantique.

La catégorie créée par J.-M. Gouvard n’a pas de pertinence discriminatoire en soi, ainsi qu’il en est question pour les critères FMCPs, mais sa prolifération romantique correspond à une inflexion historique réelle et permet d’aborder la question des transitions prosodiques, par exemple, des prépositions polysyllabiques aux structures CP6 appuyées par un mot grammatical en 5[18], jusqu’aux structures CP6 1v sans appui. Dans le même sens d’une versification assouplie propre au XIXe, il serait intéressant, à la suite de l’approche distributionnelle d’E. Delente, de se pencher sur un modèle de métricométrie des rejets autour d’épithètes (cf. également Bobillot 2004 et ses distinctions types 1 (si alexandrin, tension accentuelle entre les positions 6 et 8, avec écart d’une syllabe donc) et 1+ (tension accentuelle de part et d’autre d’une césure), p.64-67). L’enjambement est banal, un syntagme adjectival peut former un hémistiche classique. Mais, en principe très libres d’emploi (contre-rejets épithétiques 1v chez Du Bellay, Molière, etc.), les rejets épithétiques sont plus ou moins peu nombreux selon les poètes. Du point de vue historique, ils se sont raréfiés au cours des XVIIe et XVIIIe, voire à partir de l’avènement de la Pléiade et justement du mètre alexandrin. Avec sa discrétion habituelle dans ses démangeaisons d’audace, Racine s’y est à peine risqué. Dans Bajazet, le h2 du vers 887 forme un syntagme adjectival, mais, subrepticement, on sent l’esquisse énonciative du rejet pour le premier adjectif de cette juxtaposition : “ L’autre avec des regards + éloquents, pleins d’amour, ” puis le vers 1202 profite de l’échange de répliques ambiant pour oser le rejet, quoique de façon feutrée dans les trois points qui séparent le rejet épithétique d’une subordonnée relative : “ Il le faut. / Quoi ! ce prince + aimable… qui vous aime ”[.] Sans préciser l’allusion à Racine, Hugo s’est peut-être ingénié à corriger le vers de Racine dans un sens classique au vers 1778 de Hernani : “ Les deux bras d’une femme + aimée et qui vous aime ! ” Le tour semble pervers, si on le rapporte à l’étendard provocateur de la nouvelle poésie romantique, à savoir “ l’escalier / Dérobé ”.

Ces enjambements sont banalisés à l’époque de Rimbaud et le premier exemple tiré du plagiat de S. Prudhomme suffit à nous en convaincre (type 1) : “ La Terre étend les fleurs + suaves sous tes pieds[.] ” Les exemples sont plus ou moins nombreux dans le corpus rimbaldien des années 1869-1870, mais nous voudrions ici nous contenter d’exemples soulignant une spécificité rimbaldienne. Soucieux de correspondre à un modèle hugolien qui le dépasse encore, Rimbaud a placé un enjambement entre une coordination d’épithètes au vers deux des Etrennes des orphelins : “ De deux enfants le triste + et doux chuchotement. ” Toutefois, la possibilité d’adoucissement métrique que présenterait le possible recours au ternaire 4-4-4v est contredite par la réécriture de ce poncif rhétorico-adjectival, cette fois dans le cadre de Credo in unam : “ S’avance, front terrible + et doux, à l’horizon !… ” La reprise “ et doux ” montre clairement qu’il est question d’une réécriture critique du vers précédent. Proche d’Hugo, Verlaine tendra au 4-4-4v, dans ce vers au second hémistiche à peine consistant virtuellement : “ Va, j’ai revu, superbe + et doux, toujours le même, / […] ” (Cellulairement, La Grâce). Ainsi que l’observe B. de Cornulier (cf. nous-même plus haut), un tel type d’enjambements apparaît chez les classiques et appellerait peut-être même une réflexion sur l’idée de consistance virtuelle ou non de certains seconds hémistiches classiques (exemple : “ Ce jour nous fut propice + et funeste à la fois ”, Horace, Corneille). En tous les cas, en se désolidarisant du rythme 4-4-4v, Rimbaud cherche sans doute à communier avec la saveur du tour hugolien : “ Le bras sur un marteau + gigantesque, effrayant / […] ”, “ L’Homme, par la fenêtre + ouverte, montre tout / […] ”. M. Murat a montré l’évolution à ce sujet de Rimbaud en comparant les variantes notamment d’Ophélie et de Credo in unam / Soleil et chair : “ L’eau du fleuve jaseur, le sang des arbres verts ” devient “ L’eau du fleuve, le sang + rose des arbres verts ”, “ – On entend dans les bois de lointains hallalis ” devient “ On entend dans les bois + lointains des hallalis ”. M. Murat conclut de tels repérages qu’il commente : “ […] ces audaces sont relatives, et la perception du vers n’est en rien menacée. Mais le travail de recomposition rythmique du vers est amorcé franchement, à l’intérieur du cadre métrique. ”

Mais un trait remarquable des épithètes postposées à la césure chez Rimbaud est l’apparition, selon une terminologie que nous a communiquée B. de Cornulier, de rejets de longueurs anatoniques 1 (cf. type 1+ de Bobillot), qu’il y ait recours à un monosyllabe ou bien à un dissyllabe clos par un “ e ” posttonique : “ L’eau du fleuve, le sang + rose des arbres verts ”, “ Plein de jolis décrets + roses et de droguailles ”, “ qui, pâles du baiser + fort de la liberté ”[,] “ Je parlais de devoir + calme, d’une demeure… ”, “ Tranquille. Il a deux trous + rouges au côté droit ”[,] “ Tandis que les crachats + rouges de la mitraille ”. La pratique est emblématisée aux positions 7 et 1 dans le cadre métrique pourtant stable du poème La Maline : “ Dans la salle à manger + brune […] ”, “ de je ne sais quel met / Belge […] ”, ce que prolonge la filiation : “ table / Verte ” ([Au Cabaret-Vert]) et “ Bagues / Vertes ” (Les Assis). Un tel procédé, qui plus est attaché aux mentions de couleurs, demeurera une constante du Rimbaud de 1871 : “ Tels que les excréments + chauds d’un vieux colombier, ” “ Puis par instants mon cœur + triste est comme un aubier ”, “ Je pisse vers les cieux + bruns très haut et très loin, ” (Oraison du soir) “ Font baiser leurs longs doigts + jaunes aux bénitiers. ” (Les Pauvres à l’Eglise). Dans son ouvrage L’Art de Rimbaud, M. Murat se penche sur la catégorie de l’épithète détachée après la césure et formule la synthèse suivante : “ Dans les poèmes de Rimbaud la figure est fréquente (à peu près autant que chez Victor Hugo) et présente, à côté des intensifs – qui sont en quelque sorte à leur place – un paradigme particulier : les adjectifs monosyllabiques de couleur. ” Après avoir donné la liste entière de ces derniers (NB : ne pas confondre une liste d’enjambements monosyllabiques et celle d’anatoniques de longueur 1), l’auteur fait remarquer : “ ce trait de style parnassien prend chez Rimbaud une autre dimension. […] Tous les adjectifs sont en emploi propre : il ne s’agit pas d’une tournure de langage, mais d’une qualité de la matière, considérée en elle-même, et sur laquelle il est possible de projeter des images emblématiques […] Cependant les effets rhétoriques sont assez variés […] / Ces adjectifs composent une sorte de palette. Ils nouent également des parallélismes avec d’autres épithètes monosyllabiques. […] D’autre part ils répondent à d’autres monosyllabes de couleur symétriquement disposés en 6ème position, avant la césure. ” Une telle présentation peut nous suffire pour l’instant. Notons seulement un trait de genèse possible dans la juxtaposition critique des cinq vers suivants : “ Un grand feu pétillait, + clair, dans la cheminée, ” “ Un bourgeois à boutons + clairs, bedaine flamande, ” “ Où le sol palpitait, + vert, sous ses pieds de chèvre ; ” “ On va sous les tilleuls + verts de la promenade ”[,] “ Et qu’on a des tilleuls + verts sur la promenade. ” Le commentaire serait hélas ! ici un peu long et nous offrons ceci à la réflexion. Ce qu’il importe de retenir, c’est qu’une esthétique forte est associée par Rimbaud à un tel paradigme métrique, (au-delà des monosyllabes) le rejet de longueur anatonique 1, cela plus spécifiquement en fait de mentions de couleurs.

Au-delà de la métricométrie (inconnue de Rimbaud), plusieurs vers pourraient sans doute appeler un commentaire métrique particulier. Ainsi, le vers : “ – L’armoire était sans clefs !… sans clefs ! la grande armoire ! ”, que la répétition peut faire ressentir tant 6-6v que 4-4-4v. Mais cette dernière idée de 4-4-4v supposerait un effet suspensif douteux, tout comme le 4-4-4v serait arbitraire pour tel vers échappant aux critères FMCPs !*4&8 : “ – Sourit avec des pleurs, et chante en grelottant… ” Pour Les Etrennes des orphelins, les deux vers suivants seuls seraient de plus troublants 4-4-4v : “ Par la fenêtre, on voit là-bas un beau ciel bleu ; ” “ Ayant trois mots gravés en or : “ A notre mère ! ” ”, d’autant que ce dernier vers au triple versant pathétique, grinçant et fier, est repris sur la dominante sarcastique dans Vénus anadyomène : “ Les reins portent deux mots + gravés : Clara Vénus[.] ” Cependant le F4 de la reprise révèle l’irrépressible dominante 6-6v que le final des Etrennes des orphelins pouvait encore camoufler. Jusqu’à quel point, Rimbaud pouvait-il songer à jouer sciemment de la rythmique de combinaisons quadrisyllabiques et dissyllabiques, et par-delà ternaires, dans ses alexandrins ? C’est ce qu’il reste difficile à apprécier, malgré les exemples suggestifs, quoique flous, notamment dans Ophélie : “ – C’est qu’un matin # d’avril, + un beau - cavalier pâle, / Un pauvre fou # s’assit, + muet, # à tes genoux ! ” et “ Tu viens chercher # la nuit + les fleurs # que tu cueillis / Et qu’il a vu # sur l’eau, + couchée # en ses longs voiles, La blanche # Ophélia #+ flotter # comme un grand lys. ” On remarque toutefois que la virgule disparaît après “ muet ” dans la version Demeny. Cet “ exemple ” factice sur Ophélie vaut surtout comme appel à un renouvellement rigoureux des enquêtes prosodiques, la métrique n’étant sans doute pas d’une spécification suffisante quant à la nature des vers. En tous les cas, la métrique 6-6v domine nettement, avec tous les enjambements qu’elle suppose : “ Et qu’il renferme gros + de sève et de rayons ” (cf. copie Verlaine d’Oraison du soir : “ Aux dents, sous les cieux gros + d’impalpables voilures, ”), “ Craintive, sur les pieds + du bel Endymion ”, “ O Soldats que la Mort + a semés, noble Amante, ” “ Et tu voudrais conter + tes contes, et tu bruis ”, “ Ce n’est pas un moustier + ici, les trépassés ! ”, “ Se dresse, et, – présentant + ses derrières – : “ De quoi ?… ”, “ Très naïfs, et fumant + des roses, les pioupious / Caressent les bébés, pour enjôler les bonnes… ”. Comme le montre ce dernier exemple par une série phonématique, Rimbaud n’ignore bien sûr pas ce qu’est une valse des hémistiches. Si le début du poème A la Musique est emblématique à cet égard, la simplicité de la cruauté rhétorique dans Roman force l’admiration, à tel point qu’on peut se demander comment les lecteurs perçoivent généralement de la tendresse lyrique dans cette pièce flaubertienne. L’hémistiche : “ Vous êtes amoureux ” est repris en début de deux vers consécutifs et sa faveur furieusement congédiée par un mimétique : “ Vous êtes mauvais goût ” à la rime. Une étude de la répétition dans un cadre métrique pourrait faire l’objet d’un article à part entière. La clausule du sonnet [Au Cabaret-Vert] annonce quelque peu quant à elle le dernier vers de Voyelles, avec glissement d’un second hémistiche consistant à un autre inconsistant : “ Que dorait un rayon + de soleil arriéré ”[,] “ – Ô l’Oméga, rayon + violet de Ses Yeux. ”

Si nous évitons ici tout approfondissement sur la consistance des hémistiches de 1870, il est toutefois important pour notre propos de constater que le poème Le Forgeron est l’un des centres nerveux les plus évidents de l’évolution rimbaldienne. La version Izambard est incomplète et, à partir du moment où l’inscription de Credo in unam dans la lettre à Banville du 24 mai 1870 prouve que le professeur inattentif s’est trompé en croyant que Soleil et chair était un long poème que Rimbaud achevait durant l’été 70, on soupçonne aisément que son vague souvenir aurait plutôt dû nous renvoyer au Forgeron. Toujours est-il que le poème Le Forgeron a une valeur séminale apparente quant à la production rimbaldienne de l’été 70, selon le témoignage de l’ensemble confié à Demeny. Les ensembles rhétoriques du Forgeron se retrouvent dans plusieurs poèmes, notamment “ Morts de quatre-vingt-douze… ”, Le Mal, Rages de Césars, Les Effarés. La métrique de la version Izambard est déjà intéressante en elle-même et ses enjambements contrastent avec les stratégies d’insistance métrique d’A la musique et Vénus anadyomène, comme avec les pratiques encore bien mesurées des débordements syntaxiques métriquement encadrés dans Bal des pendus et Vénus andyomène. Voici donc quelques exemples parmi lesquels souligner quelques rejets ou contre-rejets 2v plus sauvages : “ Or, le bon Roi, debout + sur son ventre, était pâle, ” (cf. “ genoux + aux dents ” des Assis), “ Que cela l’empoignait + au front, comme cela ! ”, “ Or, n’est-ce pas joyeux + de voir, au mois de juin / Dans les granges entrer + des voitures de foin / Enormes ? De sentir + l’odeur de ce qui pousse, / Des vergers quand il pleut + un peu, de l’herbe rousse ? ”, “ Oh ! le peuple n’est plus + une putain ! Trois pas ”, “ Et si tu me riais + au nez, je te tuerais !… ”, “ Malade à regarder + cela […] ”, “ J’ai trois petits ; – Je suis + crapule ! – Je connais ”, “ Oh ! splendides lueurs + des forges ! Plus de mal, / Plus ! – Ce qu’on ne sait pas, c’est peut-être terrible : / Nous saurons ! – Nos marteaux + en main ; passons au crible / […] ”. La valse troublée des hémistiches n’est pas ignorée grâce aux effets phonématiques qu’attire visiblement l’emphase triviale inspirée d’Hugo : “ On les insulte ! alors + ils ont là quelque chose / Qui leur fait mal, allez ! c’est terrible, et c’est cause / […] ” (ns !). L’enjambement suivant : “ Enfin ! Nous nous sentions + hommes ! nous étions pâles ” se voit encore plus chargé de sens par son quasi redoublement parallèle dans Le Mal:  “ Et fait de cent milliers + d’hommes un tas fumant ”, “ Nature ! ô toi qui fis + ces hommes, saintement !… ” (dans le sens d’un poncif, cf. Vigny, La Maison du berger : “ Sais-tu que, pour punir + l’Homme, sa créature, ” “ Tu pousses par le bras + l’homme ; il se lève armé. ”). La mimétique de l’oralité atteint à l’évidence un sommet métrique dans ce vers de la version Demeny : “ Eh bien, n’est-ce pas, vous + tous ? Merde à ces chiens-là ! ”, la ponctuation permettant la mise en valeur d’un suspens rythmique entre “ vous ” et “ tous ”. Sur le même manuscrit, la leçon disons “ biffée ” de ce vers, si leçon il y a, présentait une diérèse audacieuse notée par B. de Cornulier, mais de peu de rendement rhétorique (la configuration des phonèmes peut donner l’idée d’une accentuation orale, mais le jeu de mots, quoique pertinent, n’y trouve pas de relief) : “ Eh bien, n’est-ce pas tous ? Merde à ces chi-ens-là ! ” En revanche, pour tel vers : “ Des rideaux, et lui montre, en bas, les larges cours ”, le sentiment de discordance s’accroît de la chute des virgules : “ Des rideaux, et lui montre + en bas les larges cours ”.

Dans son édition diplomatique des Poésies, S. Murphy attire l’attention sur “ l’importance des modifications apportées à certains vers, notamment aux v.90-96[…] Ces transformations entraînent l’inversion de l’emplacement des v.95-96 et une refonte des procédés polémiques et des symboles utilisés. Comment ne pas noter l’apparition de l’adjectif possessif leur – proclitique en principe inaccentuable – en 6e position du vers, […] ”. Dans le prolongement du travail admirable de S. Murphy, M. Murat est revenu sur la confrontation des variantes des v.95-96 pour illustrer l’idée essentielle selon laquelle un “ investissement esthétique et idéologique des formes ” implique nettement chez Rimbaud une réécriture “ orientée dans le sens d’une déviation plus nette, voire d’une radicalisation ” : “ Pour débiter là-bas des milliers de sornettes / Et ne rien redouter sinon les baïonnettes, ” (manuscrit Izambard) devient “ Pour ne rien redouter, rien, que les baïonnettes…, / C’est très bien. Foin de leur + tabatière à sornettes ! ” (manuscrit Demeny). “ Observons la convergence des modifications : de l’académique “ sinon ” à la reprise mimant l’oralité : “ rien…, rien que ” ; du pluriel abstrait “ milliers ” à la métaphore “ tabatière ”, création d’allure familière ; de l’alexandrin concordant à un vers toujours binaire, mais fortement déviant : brutalisé en quelque sorte par l’anacoluthe et césuré sur un proclitique (“ leur ”). Verlaine avait relevé de tels procédés chez Baudelaire, mais en les qualifiant de “ jeux d’artistes ” : chez Rimbaud, le contexte impose l’idée d’une révolution du langage poétique, bien au-delà du modèle hugolien de Réponse à un acte d’accusation. ” En fait, d’autant qu’à la même époque Rimbaud s’initie certainement aux contre-rejets à l’entrevers (Vénus anadyomène) sur le modèle des Contemplations : “ une tête / De femme […] ”, le poème Le Forgeron n’est certainement pas au-delà du modèle hugolien (à l’exception des CP en poésie lyrique) et représente même, comme nous l’avons vu, le tournant métrique où Rimbaud a appris à rattraper son retard sur les poètes les plus audacieux de son époque, à quelques exceptions près : Baudelaire, Verlaine, etc.

Mais, l’essentiel est posé et la citation de nouveaux vers de la Nuit première de P. O’Neddy doit suffire à nous convaincre d’une nette continuité avec l’impulsion romantique : “ Ces lèvres où l’orgueil + frémit, […] ”, “ Chaque cerveau s’emplit + de tumulte, […] ”, “ Vrai Dieu ! quels insensés + dialogues ! – L’analyse* / Devant tout ce chaos + moral se scandalise. – ” (*noter l’aggravation h2 inconsistant), “ Battons le mariage + en brèche ; […] ”, etc., “ Quelle étrange féerie + en la profusion / Des diverses couleurs + que l’ondulation / Des flammes fait jouer […] ”, “ Comment vous révéler + ce vaste encombrement / De pensers ennemis ; + ce chaud bouillonnement / De fange et d’or ?… Comment + douer d’une formule / Ces […] ”, “ Le fraternel cénacle ému jusques au fond / De ses os […] ”, “ Dans une époque aussi + banale que la nôtre, ” etc. A quoi ajouter un enjambement-cliché fort familier à Rimbaud : “ La pipe ou le cigare + aux lèvres, l’œil moqueur, ” puisque Rimbaud retient non seulement à plusieurs reprises une telle image (Rages de Césars, Les Douaniers), mais qu’il multiplie les enjambements liés à l’expression du fumeur : “ fumant + des roses ”, “ d’où le tabac par brins / Déborde […] ” (A la Musique, version Demeny), “ une Gambier / Aux dents ” (Oraison du soir, 1871). Or, si la pose du fumeur est une affectation de genre que les romantiques ont pu épingler d’une telle sorte à leur époque, S. Murphy a pu faire remarquer que l’enjambement à l’entrevers “ d’où le tabac par brins / Déborde […] ” faisait nettement songer à une revendication de libération métrique appuyant l’allusion au modèle de référence français, le fameux “ escalier / Dérobé ” dans Hernani. Et, nous pouvons présupposer le même caractère allusif pour le passage suivant de Philothée O’Neddy : “ La monstruosité de ce métaphysique / Désordre, je vais vous susciter le tableau ”, ce dernier vers concentrant l’allusion à une bataille d’Hernani qui n’eut lieu que deux ans auparavant et l’audace d’impulsion hugolienne d’un C6. Peu importe que bien des enjambements à l’entrevers se rencontrent dans Les Amours de Ronsard ou dans les comédies et satires des siècles passés et qu’ils ne soient même pas exclus des grandes tragédies. La sémantique dérobade-désordre-débordement appuie nettement la valeur historique du phénomène.

Dans la mesure où le signal de débordement l’emporte sur le suspens esthétique, Rimbaud pratique une idéologie, non pas baudelairienne, mais hugolienne de la subversion métrique, telle que claironnée dans le poème Réponse à un acte d’accusation. On peut d’ailleurs comparer à ce sujet le fameux vers du poème Quelques mots à un autre des Contemplations avec enjambement après adjectif antéposé et second hémistiche inconsistant : “ – Que veulent ces affreux + novateurs ? ça des vers ? ” (E. Delente 2004), avec le vers cité plus haut de vingt ans antérieur chez Philothée O’Neddy : “ Vrai Dieu ! quels insensés + dialogues ! – L’analyse / […] ”. En clair, les audaces de versification à partir du romantisme ont connu une évolution historique lente où dominent l’impulsion hugolienne et la finesse d’emploi baudelairienne, ce qui allait de pair avec une signification performative relativement stable du point de vue des effets métriques. Certaines lectures trop peu mises en lumière ont joué un rôle important dans la réflexion rimbaldienne, ainsi du poème, à valeur illustrative avant qu’historique : L’Exil des Dieux, dont on ne saurait trop insister sur l’accumulation conjointe d’enjambements à l’entrevers et d’autres à la césure. En voici quelques autres réalisations non encore citées : “ C’est dans un bois sinistre + et formidable, au nord / De la Gaule. Roidis + par un suprême effort, ” “ Et, blanche dans le jour + douteux et dans la brume, ” “ Tremble, et sur sa poitrine + âpre, d’effroi saisie, ” “ Etait l’intensité + sereine du ciel bleu[,] ” “ Car depuis qu’en riant les empereurs, jaloux / De leur gloire, les ont + chassés comme des loups, / Et que leurs palais d’or sont brisés sur les cimes / De l’Olympe à jamais + désert, les dieux sublimes / Errent, ayant connu + les pleurs, soumis enfin / […] ”, “ Athéné, l’invincible + Arès mangent les mûres / De la haie, […] ” “ Toute l’horreur des cieux + perdus est dans leurs voix ; ” “ […] on dirait / Que leur flot pleure, et quand + la Reine auguste penche / Son front, […] ” “ Toi, le premier, le plus + ancien des dieux, Amour ! ”, “ Et rien ne te connaît dans le grand désert bleu / Des cieux, et le soleil + de feu n’est plus un dieu ! ”, “ Son cœur brisé n’a plus + de battements. Sa bouche / Est clouée, et les yeux + des astres sont crevés. ” De tels vers permettent de constater que les enjambements spectaculaires de Rimbaud 70 et ceux bientôt du Bateau ivre, soit à l’entrevers, soit à portée polysyllabique, étaient pratiquées de façon accumulatoire et fusionnelle avant lui, sans même se rebuter quant à l’éventuelle inconsistance sémantique des h2. Seules des identifications de détails permettent de cerner les spécificités rimbaldiennes jusqu’en 70, et, bien que toute étude des poèmes ultérieurs soit ici mise en suspens, nous pouvons estimer que Rimbaud n’est vraisemblablement entré dans sa révolution propre (celle qu’on peut dire, à la façon de Bobillot, de “ liquidation métrique ” d’un héritage) qu’à partir de la montée à Paris, les fréquentations de Verlaine et Banville aidant.

C’est en nous appuyant sur l’excellente problématique de M. Murat d’une évolution métrique identifiable à partir des variantes, notamment du Forgeron et Credo in unam, que nous avons eu l’idée de proposer cette étude métrique en quatre ensembles. Elle permet de nuancer la rapidité avec laquelle Rimbaud a pu prendre conscience d’un projet personnel de subversion poétique et de réévaluer les lignes de force d’un premier temps de l’œuvre, qui a posé un imaginaire lyrique (Les Etrennes des orphelins, Ophélie, Credo in unam, [Sensation]) et, presque simultanément, une motivation critique déjà profondément mûrie (Bal des pendus, Le Forgeron, Roman, etc.). Ce qui est important à comprendre, c’est que Rimbaud a très vite cerné les enjeux de la subversion métrique et que les audaces relatives des tout premiers vers ne manquent pas d’une certaine force annonciatrice quant à la spectaculaire évolution ultérieure. Il y aurait sans doute plusieurs prolongements à proposer à notre étude, notamment sur le plan des affectations grammaticales de Rimbaud au sein du cadre métrique. Elle permettrait peut-être de problématiser les qualifications d’alexandrins raciniens, lamartiniens, ronsardiens, romantiques ou parnassiens, mais surtout d’étudier le rendement des adverbes en “ -ment ”, les onomatopées métriques autour de la famille lexicale du verbe “ passer ”, les rendements des répétitions lexicales, la distribution des amorces de syntagmes participiaux de part et d’autre de la césure, etc., et finalement d’affiner notre compréhension soit des filiations de Rimbaud, soit de la stratégie rhétorique de l’auteur sur le plan de la versification. Les dimensions de l’article nous ont incité à ne pas trop prétendre en cette occasion. Nous aurions pu également proposer un important relevé des enjambements à l’entrevers. Il se trouve que nous nous dispenserons d’une telle approche pour deux raisons : d’une part, ces enjambements sont démarqués d’un point de vue typographique, d’autre part, l’étude du Bateau ivre apportera des conclusions spécifiques à ce sujet. N’oublions pas que Rimbaud a continué longtemps de composer des poèmes ou versions de poèmes sans grands enjambements à la césure, que ce soit en 70, que ce soit en 71, voire à Paris (de La Maline aux Chercheuses de poux). Mais, dans l’ensemble, sa pratique ne cesse d’aggraver les phénomènes déviants. A la multiplication des phénomènes déjà décrits, se joint désormais le développement des vers M6 ou en partie M6 : “ Sœur + de charité ”, “ becs de canne ”. Seuls les vers de type F6 ou s6 continuent d’être absents de la production connue d’Arthur Rimbaud au moment de composition du Bateau ivre, poème sur lequel nous avons décidé de ponctuer notre enquête. A l’exception des Remembrances du vieillard idiot, et en admettant une spécificité métrique des poèmes “ Qu’est-ce ” et Famille maudite / Mémoire (en dépit de la constance 6-6v abstraite), Le Bateau ivre représente le poème le plus osé de Rimbaud sur le plan de sa première façon d’alexandrins et son étude globale permet, non seulement de relever des particularités, mais de nous pencher sur l’horizon stratégique et communicatif de la versification rimbaldienne en fait de déviance métrique.

 

3. Le Bateau ivre :

 

Notre étude se fonde sur la transcription manuscrite de la copie Verlaine, et une reprise de la majuscule à “ Juillets ” de la version des Poètes maudits (S. Murphy 1999). Ce qui suit est la lecture d’un tableau métricométrique du poème, non publié ici.

Aucune position ne se démarque de l’ensemble statistique au même titre que 6 et 12. Points d’articulation de configurations ternaires ou semi-ternaires locales toujours plus nombreuses depuis Hugo, les positions 4 et 8 n’ont aucun relief pertinent sur un plan d’ensemble. Même constat pour les positions 3 et 9 réputées moins entravées dans l’ordre classique. Les positions 3, 4, 8 et 9 sont très proches les unes des autres en fait de marquages, FMCPs ! respectivement : 66%, 67%, 81% et 62%, FMCPs : 64%, 59%, 77% et 60%, FMCP (composition analytique du vers) : 54%, 55%, 61% et 53%. L’absence de F aux positions 1 et 7 ou de s aux positions 5 et 11, ou bien la tendance de “ ! ” aux débuts de vers ou d’h2 étaient attendues. En revanche, la position 8, si importante à la conception semi-ternaire, est abondamment entravée : 81%. Sa proportion élevée de s8 semble relative étant donné une FMCP forte : 61%. Se prolonge bien une esthétique romantique des enjambements accumulés dans une structure 6-6v. L’indifférence statistique pour les positions 3 et 4 conforte l’idée que Rimbaud n’a pas de tendance naturelle à la compensation ternaire ou semi-ternaire 4-8. Les tendances métriques compensatoires n’appartiennent pas à une spontanéité d’écriture de sa part ; il n’en existe que des manifestations locales ostentatoires ou, à tout le moins, volontaires. Or, au vu de l’abondance des enjambements et déviances métriques dans ce poème de cent vers, l’idée de compensation métrique n’a donc pas de signification forte pour Rimbaud, avant l’écriture de Tête de faune ou “ Qu’est-ce ”. Enfin, l’absence de marquages Fs6 ou précisément M*6, évacue les hypothèses d’alexandrins analytiques ou bien de césures lyriques.

Le poème relevant d’une composition synthétique en sous-vers, Rimbaud a déterminé localement une proportion de vers déviants aux effets spécifiques. Bien qu’il n’ait pas connu une critériologie précise des déviances, la distribution des 10% de vers MCP6 est remarquable. Les deux M6 se succèdent aux vers 11 et 12 ; suivent 4 C6 à l’aide de l’article défini pluriel “ les ” aux vers 26, 30, 49 et 52, les deux derniers étant compris dans les vers externes d’un même quatrain ; apparaît alors, si nous adoptons une approche minimaliste, un P6 particulier à tendance M6, c.-à-d. une préposition tête de locution prépositionnelle “ à + travers ”, au vers 67 ; Rimbaud enchaîne avec trois C6 distincts, dont deux * qui enrichissent la part de variété des audaces : “ de ” P*6 vers 77, “ des ” C6 vers 83, “ le ” C*6 au vers 94. Les deux déviances M6 sont consécutives et comprises dans un premier mouvement de cinq quatrains, que nous pouvons discerner en tant que prélude libératoire au “ Poème / De la Mer ”. Ils expriment une esthétique de rupture et cassure. Les quatre “ les ” 6 et le “ à + travers ” sont compris dans le mouvement des quatrains 6 à 17, l’expérience directe du “ bain dans la mer ”. Ils prolongent l’esthétique de rupture et cassure par une esthétique du débordement (“ les ” 6), un sentiment de frayeur se manifestant en contrepartie d’un sentiment de libération : “ […] lorsqu’à + travers mes liens frêles, / Des noyés descendaient dormir à reculons. ” Les vers 67 et 68 sont confirmés en tant qu’angoisse par l’enchaînement des huit derniers quatrains : “ Or moi… ”, qui comprennent les trois C6 : “ de ”, “ des ”, “ le ”, avant la ponctuation orgueilleuse d’une résolution finale de non-retour.

Une double série de répétitions permet de mettre en relief la subdivision des mouvements narratifs du Bateau ivre : quatre conjugaisons du verbe “ descend[re] ” et la reprise participiale “ baigné ”. La reprise participiale “ baigné ”, postcésurale au premier vers du 6ème quatrain et antécésurale au premier du dernier quatrain, isole l’unité des vingt dernières strophes, après la complète rupture des amarres qui fait l’objet des vingt premiers vers. Les quatre conjugaisons du verbe “ descendre ” se rassemblent en couples. Le premier couple crée une série de répétitions en chiasme aux vers externes 1-2 et 7-8 des deux premiers quatrains : “ descendais ”, “ Fleuves ”, “ haleurs ” et “ haleurs ”, “ Fleuves ”, “ descendre ”. Le second couple entre dans une série qui fait à son tour cadre dans l’espace des quatrains 6 à 17. Au couple de proximité : “ noyé ”, “ pensif ”, au dernier vers du quatrain 6, répond la succession “ noyés descendaient ” au dernier vers du quatrain 17. A la subdivision ternaire : 5 premiers quatrains, 12 suivants (Et dès lors…), 8 derniers (Or moi…), se superpose une subdivision quaternaire en arrière-plan : 2, 3, 12 et 8 quatrains, structure de reprises où prédomine l’idée de valeur introductrice des cinq premiers quatrains face à un récit de “ Poème / De la Mer ”, récit lui plus nettement articulé en deux volets narratifs de 12 (détail de l’aventure) et 8 quatrains (expression d’angoisse dans la rechute débouchant sur une résolution éthique).

La métrique des deux premiers quatrains s’avère des plus régulières et la structure 6-6v est soulignée par de très forts effets de concordance entre mètre et phrase, soit banalement dans la distribution (“ Porteur de blés flamands ou de cotons anglais ”), soit dans le parallèle de mise en relief syntaxique (adjectifs antécésuraux : “ Des Peaux-rouges criards ”, “ Les ayant cloués nus ”, parallèle de structure verbale : “ les avaient pris pour cibles / Les ayant cloués nus ”). Le chiasme de la répétition est caractérisé par la position du terme “ haleurs ”, d’abord à la rime du vers 2, puis à la césure du vers 7. La métrique des deux premiers quatrains exprime une figure d’ordre et de discipline. Le bateau ivre s’est vu jusqu’ici “ guidé par les haleurs ” et vient seulement de se pressentir libéré de leur contrôle. Les deux premiers quatrains sont ainsi une liberté de poésie, mais leur mouvement demeure aliéné à la conformité d’un mouvement social uniforme contraignant, ici agressé par un martèlement (anté)césural : “ criards ”, “ nus ”. La reprise du verbe “ descendre ” (antécésurale v.1, postcésurale v. 8) est l’indice du glissement vers la poésie de “ liberté libre ”. Les “ Fleuves ” représentent un embrigadement des forces d’eau vive au sein de terres civilisées qui se veulent pourvoyeuses d’un ordre classique sclérosant, mais ces “ Fleuves ” peuvent conduire à la “ Mer ”, à condition de se laisser porter par leur pente naturelle. Le vers 8 qui ouvre sur un ailleurs semble la limite d’un enjambement sur semi-auxiliaire : “ Les Fleuves m’ont laissé + descendre où je voulais. ” Mouvement de libération qui est encore à peine perceptible, d’autant que le semi-auxiliaire “ laisser ” accorde plus d’autonomie à sa complémentation verbale que l’autre grand semi-auxiliaire factitif : “ faire ”.

Dès lors, les quatrains 3 à 5 vont exprimer l’acte même de la libération sauvage. L’unité qui les rattache aux deux premiers quatrains est exprimée, au-delà de leur exclusion du champ de la reprise participiale “ baigné ” des quatrains 6 à 25, par le cadre externe que forme le parallèle des vers 2 et 20 : “ Je ne me sentis plus guidé par les haleurs : ” “ Me lava, dispersant gouvernail et grappin. ” Les h2 de ces deux vers expriment chacun l’idée d’un contrôle nié par les h1 et sont tous deux ouverts par un phonème [g] à l’initiale de trois termes parents : “ guidé ”, “ gouvernail ”, “ grappin ”, termes qu’on ne peut manquer de rapprocher de l’emploi métrique de la répétition “ haleurs ” et surtout de la mention adjectivale “ démarrées ”, foyer de compréhension sémantique des quatrains 3 à 5.

Plusieurs enjambements caractérisent ce mouvement de trois quatrains, mais ils se concentrent au quatrain 3 et aux vers 19 et 20. Après le quasi enjambement du vers 8, Rimbaud enchaîne au vers 9 sur un rejet d’épithète intensive, banalisée par Hugo, mais ostentatoire : “ Dans les clapotements furieux des marées ”. Il s’agit d’ailleurs d’une réécriture des deux vers de Pleine mer : “ Dans le ruissellement + formidable des ponts ; / La houle éperdument + furieuse saccage / […] ” (La Légende des siècles, 1859). Le vers 10 ne présente pas d’enjambement à la césure : “ Moi l’autre hiver plus sourd que les cerveaux d’enfants ”, mais on peut tout de même considérer que sa prosodie ne correspond pas à la distribution 6-6v plus tranchée des deux quatrains précédents. A l’entrevers des vers 10 et 11, Rimbaud pratique alors un effet de discordance métrique étonnant. Cet effet de discordance n’est pas tant lié à la logique distributive des vers, qu’à la logique modulaire du quatrain (Cornulier). La finitude sémantique du premier distique enjambe métriquement sur la finitude sémantique des vers 11 et 12 : “ Je courus ”, ce qui impose une discordance sur le plan du quatrain. La dérive du bateau est ainsi présentée en tant qu’action : “ descendre où je voulais ”, “ Je courus ”, dans un fait d’adhésion à la rupture des amarres. Or, les deux enjambements les plus spectaculaires du poème se concentrent consécutivement aux césures des vers 11 et 12, dans la foulée de ce “ Je courus ” discordant. Il s’agit des deux M6 du Bateau ivre. Le vers 11 : “ Je courus ! Et les Péninsules démarrées ” présente en tant que 6-6v des hémistiches inconsistants et la forme de cet alexandrin rend plus qu’improbable l’idée d’une récupération ternaire ou semi-ternaire, étant donné ses marques : “ et ” 4, s8. Au plan 6-6v, une coupe morphémique fait effet de sens : “ Pén+insules ”, ainsi que B. de Cornulier l’a déjà fait observer (1979). Le bateau compare la violence de sa libération à la destruction d’une presqu’île par les flots. Cette destruction est clairement mimée par la métrique M6, comme suffit à le prouver le parallèle syntaxique et sémantique du vers 11 avec tels vers à venir : “ L’eau verte pénétra ma coque de sapin ” et “ J’ai vu des archipels sidéraux ! et des îles / Dont les cieux délirants sont ouverts au vogueur[.] ” (ns !) On notera au passage la solidarité des effets de sens entre mètre et rime disséminée ; à la rupture de “ Pén+insules ” répond une série délirante évoquant l’amusement : “ des marées ”, “ démarrées ”, “ maritimes ”, avec ses prolongements : “ marais énormes ”. Cet éclaircissement métrique du vers 11 confirme la référence au modèle hugolien. Le bateau ivre, tour à tour une des “ Pénisnules démarrées ” et une entité posée comme “ Presque île ”, est assimilé à une “ Délos, gigantesque de l’air ”, dont le “ nom est Délivrance ” et qui “ court ” (Plein ciel). Mais, le progrès de la délivrance pervertit le modèle pacifique hugolien dans la mesure où, pris par les flots, le corps arraché ne s’éloigne pas tant des rails hors-rivages qu’il ne vient participer en retour au grand combat de “ la houle + à l’assaut des récifs ”. “ De ta suite, j’en suis ” semble dire le navire à la mer, pour parodier une trivialité célèbre d’Hernani.

Le vers 12 présente lui un M6 plus particulier dans la mesure où nous avons à la fois un martèlement ternaire ostentatoire et une césure sur trait d’union : “ N’ont pas subi tohu-bohus plus triomphants. ” La forme négative, le superlatif “ plus triomphants ” et la rime sont repris au poème Le Théâtre d’enfants de Banville, mais la caractérisation ternaire du vers a été soignée par l’auteur, ainsi qu’en témoigne l’importante part des échos de phonèmes aux vers 11 et 12 : double assonance serrée en [e] et en [y] au vers 11, prolongement de l’assonance en [y] au vers 12. Nous en laisserons l’effet à la part de suggestivité du lecteur, mais nous pouvons attirer l’attention sur les symétries vocaliques du vers 12 : “ tohu-bohus ”, “ subi / plus tri ”, “ N’ont pas / omphants ”. A partir de ce constat, on comprend que le martèlement ternaire du vers n’en cède pas moins la place à une structure 6-6v, dont l’indifférenciation étymologique du composé “ tohu-bohus ” se révèle la clé de voûte. Non su de Rimbaud, Hugo venait, un an auparavant, sur un manuscrit daté de juillet 1870, de présenter un effet d’anéantissement métrique comparable : “ Et j’ai bâti Baal-Méon, ville d’Afrique ” (La Légende des siècles, troisième série, Inscription, VI, I).

J. Bienvenu (communication personnelle) a des arguments pour confirmer l’influence décisive du M6 de Banville sur le vers 11 du Bateau ivre, en sus de celle du M6 des Fêtes galantes. Nous lui laisserons la parole. Précisons seulement que le M6 du vers 11 se dérobe à la logique ternaire, quand le vers 12 s’y complaît. Enfin, signalons que le procédé M6 sera réintroduit de façon spectaculaire au début du recueil Sagesse. Le poème “ Qu’en dis-tu, voyageur, […] ” (I, III) évoque Rimbaud à sa périphérie dans un moule baudelairien, où jouent à plein la versification-limite, les thèmes, la syntaxe des Fleurs du Mal et où affleure une réécriture du poème Le Voyage affilié à du signe rimbaldien : “ Qu’en dis-tu, voyageur, des pays et des gares ? […] Mais, voyons, et dis-nous, les récits devinés, / Ces désillusions pleurant le long des fleuves, / Ces dégoûts comme autant de fades nouveau-nés. ” Marqué par un M6 d’écartèlement du signifié (comparable à “ tohu-bohus ” et “ Baal-Méon ”), mais sur mot graphique simple : “ Avec du sang désho/+n+/oré d’encre à leurs mains ”, le poème se termine cependant sur quatre strophes de sagesse d’une marque résolument hugolienne : “ – Sagesse humaine, ah, j’ai + les yeux sur d’autres choses, / […] ”, avec un point d’orgue assassin : la méchanceté est brisée métriquement : “ Ce qu’il faut à tout prix qui règne et qui demeure, / Ce n’est pas la méchan+ceté, c’est la bonté. ” Le poème suivant (IV) va poursuivre les reproches voilés envers Rimbaud en se ponctuant sur un vers parallèle à celui-ci : “ – Dieu des humbles, sauvez cet enfant de colère ! ” Verlaine savait ce qu’était la “ colère ” du Bateau ivre et c’est sa signifiance métrique de colère qu’il attaque à travers la transposition “ méchan+ceté ” qu’il fait se briser à la césure. La glose de Verlaine par la méchanceté n’est pas glose du Bateau ivre, mais il est évident qu’est évoquée la signification métrique de colère et révolte de toute l’histoire de déconstruction métrique progressive des vers de Rimbaud.

Néanmoins, l’exemple critique de Verlaine permet de mentionner une nuance assez intéressante. Les audaces de Rimbaud dans Le Bateau ivre, avant 1872 donc, comme celles de Verlaine dans Sagesse, sont des licences plus ou moins locales à fonction signifiante, sur le plan de la mesure 6-6v attendue, mais elles n’entraînent pas cet effort de liquidation métrique que la progression libératoire des trois premiers quatrains du Bateau ivre auraient pu rendre envisageable. Une fois exprimé l’idée-clef du quatrain, Rimbaud en revient à une métrique beaucoup moins spectaculaire où les audaces seront d’autant moins destructrices qu’elles entreront dans des moules de composition en séries : enjambements d’épithètes postposées, prédilection pour les rejets 3v à l’entrevers, rejets de longueur anatonique 1 à la césure. Après le feu d’artifice du quatrain 3, nous avons droit à six vers des plus réguliers (à l’exception près “ rouleurs + éternels ”), avec, en prime, une transposition : “ Plus douce qu’aux enfants + la chair des pommes sures / […] ”. Dès que posée l’idée de libération, Rimbaud passe à un mode alternatif, où tantôt une série d’audaces métriques signifiantes sont mises en avant, tantôt une régularité majestueuse sert à transposer, avec ironie et acidité, la pompe du sentiment classique au fait de libération sauvage. Puis, ponctuant le mouvement de tempête des quatrains 3 à 5, et celui de départ en mer des quatrains 1 à 5, les vers 19 et 20 reconduisent l’esthétique du débordement métrique sous la coupe signifiante d’un nettoyage épurateur : “ Et des taches de vins + bleus et des vomissures / Me lava, dispersant gouvernail et grappin. ” L’inversion phrastique qui consiste à postposer le verbe à son double complément d’objet, étalé sur un vers, confirme l’idée d’une métrique du débordement qui s’attache à rendre la pompe hiératique et solennelle d’une certaine prosodie classique. Ce fait est d’autant plus remarquable que l’expression “ vins bleus ” chahutée à la césure semble croiser l’allusion au sang bleu avec celle du “ gros bleu ”, vin de mauvaise qualité qui correspond à l’image orgiaque négative du Second Empire : “ Ta gloire est un gros vin dont leur honte se grise ” (Les Châtiments, L’Expiation, V, 13). Or, ces vers 19 et 20 introduisent justement à la série de visions du “ bain dans la mer ” (quatrains 6 à 17), en sachant qu’il y est question d’un bain paradoxal au milieu de teintures (“ teignant ”), pourrissements, boissons répandues, morves et animalcules marins phosphorescents.

Dès lors, la structure d’enchaînement est limpide entre le 2nd et le 3ème mouvements, entre les quatrains 5 et 6, entre les vers 20 et 21 : “ L’eau verte […] Me lava […] ”, “ Et dès lors, je me suis baigné […] ”. Les verbes se répondent, tandis que le moi-objet devient sujet. Ce sujet va se partager entre action de suivre la houle et absorption houleuse de visions, avant d’être voué à la prise de décision amère qui signe son identité. C’est tout l’enjeu des quatre derniers cinquièmes du poème. Les quatrains 3 et 5 n’étaient pas structurés par un fait de répétition lexicale interne, mais par des faits de structuration lexicale externes : “ descendre ” vers 8 et “ baigné ” vers 21, mais encore “ Fleuves ” vers 8 et “ Poème / De la Mer ” vers 21 et 22. Le second couple formé par la reprise du verbe “ descend[re] ” répond à la structure d’immersion, posée par le chiasme de la répétition ternaire des deux premiers quatrains, par une structure propre : le couple “ noyé ”, “ descend ”, symétriquement disposé à la césure et à la rime du vers 24 (quatrain 6) : “ […] un noyé + pensif parfois descend ” est reconduit dans un enchaînement consécutif, mais au pluriel et à l’imparfait, à la fin du quatrain 17 : “ Des noyés descendaient + dormir, à reculons. ” En contraste avec le vers 8, le verbe “ descendre ” antécésural est cette fois support d’une complémentation verbale qui laisse songer à une autre forme d’enjambement à peine perceptible.

Les 4 C6 sur article défini pluriel “ les ” sont compris dans cet ensemble de 12 quatrains. Ils correspondent tous quatre à une esthétique d’emportement par le courant, que double l’extase des sensations visuelles. L’homophonie avec le pronom C6 du poème Mardoche de Musset fut peut-être le modèle suivi : “ Il en est de l’amour comme des litanies / De la Vierge. – Jamais on ne les a finies ; / Mais une fois qu’on les + commence, on ne peut plus / S’arrêter. – C’est un mal propre aux fruits défendus. ”. Du point de vue de la déviance métrique, Rimbaud explore le même enjeu de signifiance du débordement syntagmatique d’un hémistiche à l’autre. Mardoche est peut-être un intertexte important… L’enjambement à l’entrevers : “ Il en est de l’amour comme des litanies / De la Vierge ”, fait inévitablement songer à l’enjambement à l’entrevers qui permet au frêle esquif, béni par la tempête, de claironner son triomphe : “ Et dès lors, je me suis + baigné dans le Poème / De la Mer […] ”. Ces “ litanies / De la Vierge ” facétieusement comparées à l’amour ne peuvent finir et se déploient sans fin tant elles emportent la volonté, prétend le poème de Musset. C’est ce qui arrive au Bateau ivre. Malgré la soudaine apparence de mort des “ immobilités bleues ”, il ne saurait envisager de retour à “ l’Europe aux anciens parapets ” : “ Je ne puis plus, baigné + de vos langueurs, ô lames, / Enlever leur sillage […] ”. Et cette délivrance maritime est bien comparée au goût des “ fruits défendus ” au quatrain 5 : “ Plus douce qu’aux enfants la chair des pommes sures[,] / L’eau verte pénétra ma coque de sapin […] ”.

En tous les cas, Rimbaud a concentré de façon similaire au C6 de Musset quatre C6 qu’on “ commence ” “ Sans s’arrêter ” à la césure. Le premier bénéficie d’une orchestration prosodique brillante. Il est introduit par une sorte d’assonance en [u] mimétique des trois coups au théâtre : “ , teignant tout à coup ” (ns) et se poursuit sur une mention féerique “ bleuités ” qui, comme un rideau magique, laisse venir des profondeurs de la scène, – écran de la surface marine prolongé par sa confusion relative avec l’horizon bleuté, – les couleurs spectaculaires de l’amour. A moins que nous ne soyons emmenés à l’opéra dans un concert d’assonances et d’allitérations divines “ plus vastes que nos lyres ” : “ délires / Et rhythmes lents sous les + rutilements du jour ”. La symétrie à l’entrevers : “ délires / Et rhythmes ”, s’appuie sur la reprise de la succession vocalique : [e] puis [I], comme sur le léger trouble dans l’ordonnancement des liquides [l] et [R] ; elle est bientôt ponctuée par le contraste : “ délires ”, “ lents ”, et se voit relayée par une amplification phonématique ternaire : parallèle “ teignant ”, “ rhythmes lents ” puis fusion : “ rhythmes lents ”, “ rutilements ”, que le débordement fougueux à la césure transforme en union de délire : “ délires / Et rhythmes lents sous les + rutilements du jour, / […] ”. On ne saurait mieux rendre l’effet rhétorique à la césure que par un effet de suspens extasié digne du meilleur Hugo. Une étude analytique 4-4-4v pour ce vers est presque possible : “ Et rhythmes lents + sous les ruti+lements du jour, ” mais elle ne pourrait être comprise que comme une mineure complémentaire de l’éblouissant 6-6v.

A trois vers d’intervalle, le second C6 sur l’article “ les ” s’impose également dans un cadre de signifiance métrique étendu à deux vers. L’écho concerne les deux premiers vers de chaque quatrain 7 et 8 : “ Je sais les cieux crevant + en éclairs, et les trombes / Et les ressacs et les + courants : je sais le soir, / […] ”. Ici, chacun de ces deux vers est marqué par un enjambement à la césure. Tous deux supposent aisément une rythmique ternaire. Toutefois, la position 8 est entravée pour le premier des deux et le parallélisme rythmique suggéré par la syntaxe n’est par conséquent pas parallèle entre les deux. Un vers aurait le rythme syllabique 4-5-3, le suivant serait un trimètre 4-4-4 bien justifié par la syntaxe et une symétrie disons “ anaphorique ”. Bien que nous ayons souligné comme improbable en ce poème l’idée d’une autonomie métrique du vers d’accompagnement 4-4-4v, un rythme tel n’en transparaît pas moins de façon authentique, et, paradoxalement, ce sont les deux enjambements à la césure, l’un étant déviant (C6), qui vont justifier une relation bien orchestrée entre la métrique 6-6v et quelques gradations rythmiques incluant la formule du trimètre. Le recours partiel au rythme 4v est appuyé par deux parallélismes précis : “ Je sais les cieux ” répond à “ je sais le soir ” et, de proche en proche, au syntagme “ L’Aube exaltée ”, tandis que la symétrie : “ Et les ressacs, et les courants ”, bénéficie de l’effet de succession. Enfin, l’effet (hugolien) de détachement de la base adverbiale “ ainsi ” avant la césure, pour la locution conjonctive “ ainsi que ” peut donner l’illusion de deux 4-8v pour : “ L’Aube exaltée ainsi qu’un peuple de colombes ”, et : “ Et je restais ainsi qu’une femme à genoux… ”,  deux classiques 6-6v sans contredit. Rimbaud ponctue enfin par un impeccable candidat au titre de tétramètre solennel et classieux : “ Et j’ai vu quelquefois ce que l’homme a cru voir ! ” Reste que sur trois vers la configuration métrique est perturbée par l’insistance avec laquelle le rythme privilégie les poses ternaires ou semi-ternaires, à l’aide de 4v convergents.

Sur le plan de la composition d’ensemble du Bateau ivre, Rimbaud a rédupliqué les effets rhétoriques des deux premiers vers du quatrain 8. Si la configuration C6 sur l’article “ les ” a quatre occurrences stratégiques que nous avons placées sous le signe de Mardoche, cette deuxième occurrence se situe à trois vers d’intervalle de la première. Or, commencer un syntagme “ Sans s’arrêter ” à la césure, c’est ce que dit en toutes lettres le présent effet C6 : “ Et les ressacs, et les + courants […] ”. Mais, outre le pacte à quatre des C6 sur l’article “ les ”, le sémantisme du présent enjambement “ courants ” répond à l’évidence à deux amorces 3v pour d’autres vers du Bateau ivre : “ Je courus ” (vers 11) et “ Qui courais ” (vers 77). Rimbaud a établi une double série d’effets de versification autour de reprises verbales et déverbale : “ Je courus ”, “ et les courants ”, “ Qui courais ”, la triple reprise lexicale soulignant la jonction entre les deux séries d’effets et occupant les trois subdivisions narratives mentionnées plus haut en 5 (“ Je courus ”), 12 (“ et les courants ”) et 8 (“ Qui courais ”) quatrains. Et la mention “ Qui courais ” se rencontre dans un quatrain où se voit redoublée la signification du vers : “ Je sais les cieux crevant en éclairs, et les trombes ”. A la position antécésurale “ crevant ” répond clairement l’infinitif “ crouler ” postcésural, avec cet effet particulier de distribution de part et d’autre de la césure du semi-auxiliaire “ faire ” et de l’infinitif qu’il régit : “ Quand les [J]uillets faisaient + crouler à coups de triques / Les cieux ultramarins aux ardents entonnoirs ”. Ces orages des “ Juillets ” sont bien sûr les orages révolutionnaires (cf. [L’Orgie parisienne] : “ L’orage a sacré ta suprême poésie ”). Rimbaud fait se croiser l’allusion à la bataille romantique à celle de la bataille communarde, à partir d’une réécriture fine de tel passage de la préface d’Hernani : “ […] la liberté littéraire est fille de la liberté politique. Ce principe est celui du siècle, et prévaudra. Les Ultras de tout genre, classiques ou monarchiques, auront beau se prêter secours pour refaire l’ancien régime […] ; chaque progrès du pays, chaque développement des intelligences, chaque pas de la liberté fera crouler tout ce qu’ils auront échafaudé. ”

Afin de ne pas entrer dans une trop longue exégèse, contentons-nous pour lors de constater que les deux “ les ” 6, aux vers externes du quatrain 13, confirment l’idée d’une esthétique du débordement, associée à une logique d’immersion maritime ou de chute abyssale, périlleuse pour le “ Léviathan ” et fusionnelle pour un bateau ivre acquis à la logique supérieure des “ gouffres ” : “ J’ai vu fermenter les + marais énormes […] ”, “ Et les lointains vers les + gouffres cataractant ”. La logique des quatrains 6 à 17 est alors ponctuée par une ultime figure d’éclatement que caractérise un vers P6 : “ Et je voguais, lorsqu’à + travers mes liens frêles ” (vers 67). Dans le Sonnet du trou du cul, Verlaine imitera le “ jusqu’à ” chevauchant d’O’Neddy, rival du traitement presque plus classique en préposition 2v, mais alors unique en publication : “ jusqu’à + des juges suppléants ” des Châtiments. Avec ambivalence ternaire, la césure sur “ à travers ”, rivale du tout classique 3v antécésurale, est pratiquée déjà dans les Poèmes saturniens (La Mort de Philippe II, v.145). Rimbaud va enrichir la structure par conjonction de forces. Pour l’énonciation, la leçon “ lorsqu’à ” ferait corps et correspondrait à la forme “ jusqu’à ”. Toutefois, le couple “ lorsqu’à ” n’a pas la même homogénéité sémantique que le couple “ jusqu’à ”, et l’audace d’O’Neddy interroge : “ […] jusqu’+à l’heure expi-atoire ” (ou “ jus+qu’à ” ?). Enfin, “ lorsqu’à ” n’est pas “ lorsqu’à travers ”, où “ à ” est tête de locution prépositionnelle. Dans la foulée, à côté du classique 3v antécésural, on ne peut que plaider pour l’onomatopée métrique : “ à + travers ”. Léon Dierx avait déjà proposé une césure sur la préposition “ à ” tête de locution adverbiale : “ ce qui fut l’homme est à + jamais enseveli ; ” (Les Lèvres closes, La Révélation de Jubal). Si le poème de Dierx permettait un suspens emphatique, l’audace similaire de Rimbaud est plus instable sur le plan prosodique, malgré la récupération 2v possible. Or, ce vers 67 fait partie des rares où l’impression du ternaire peut s’imposer avec quelque apparence, mais, encore une fois,  subordonné à une technique paradoxale de mise en relief de la perturbation métrique à la césure, puisque l’articulation ternaire facilite le suspens à la césure fondamentale : “ Et je voguais, / lorsqu’à + travers / mes li-ens frêles ”. Précisons que l’amorce de ce vers est selon toute vraisemblance une allusion parodique au Lac de Lamartine et à ses multiples échos ultérieurs, notamment hugoliens, ce qui ne peut que conforter l’idée de provocation métrique quand on songe à la très grande harmonicité classique du vers lamartinien. Mais cette provocation métrique est à nuancer dans la mesure où prédomine dans la réécriture opérée par Rimbaud une volonté de mise en perspective des avancées métriques et poétiques du XIXe, sous l’incontournable patronage d’Hugo, tant le vers 69, amorce de l’ultime mouvement, est encore une fois très proche du décalque : “ Or moi, bateau perdu sous les cheveux des anses, ” avec un vers du poème Pleine mer : “ Dans ce vaisseau perdu sous les vagues sans nombre ”.

Reste alors la plus nette dispersion des trois ultimes C6 dans le mouvement des huit derniers quatrains, lesquelles sont renforcés d’un “ comme ” antécésural au vers 96. Ces quatre audaces caractérisent à l’évidence des expectatives et saisissements d’angoisse dont l’éclaircissement appartient à la démarche exégétique : “ taché de + lunules électriques ”°, “ Fileur éternel des + immobilités bleues ”, “ Noire et froide où vers le + crépuscule embaumé ”°, “ Un bateau frêle comme + un papillon de mai ”°. Mais trois (°) de ces quatre suspens métriques ont ceci d’ambivalent qu’ils rappellent le passé des extases et visions. On prendra toutefois garde que le vers, souvent admiré des amateurs de Rimbaud : “ Fileur éternel des + immobilités bleues ”, à partir du moment où il reconduit la pureté non altérée du bleu et l’absence de mouvement des “ Fleuves impassibles ”, a peu de chances d’exprimer un émerveillement poétique. Les “ immobilités bleues ” expriment un changement négatif où le “ Poème / De la Mer ” a cédé la place au désespoir du “ calme plat ”, à la façon du poème La Musique des Fleurs du Mal. L’audace métrique ne présente donc pas tant ici un débordement de vie ou un arrêt extatique qu’un arrêt de mort et d’ennui, subtilité retorse qui montre que la signification métrique va de pair avec la compréhension sémantique et stratégique du discours mis en œuvre. Enfin, le “ comme ” 6 au v.97 isole le quatrain conclusif et rappelle étrangement l’origine romantique des vers de Baudelaire. En effet, “ comme + un papillon de mai ” fait écho à l’entrevers des Marrons du feu : “ Comme une / Aile de papillon ”. La mise en abîme d’une mise en perspective de l’histoire romantique du vers MCP apparaît indéniable, à force d’arguments.

En-dehors des 10 MCP 6, la versification du Bateau ivre est intéressante à plus d’un égard. Le choix des transgressions n’y est pas résolument spectaculaire, mais on y voit se développer nettement des séries, des effets de combinaisons entre les séries, et s’esquisser quelques valeurs test. Du point de vue des enjambements épithétiques, on peut distinguer le cas particulier de l’adjectif 1v antéposé dans “ longs + figements violets ” (audace rare chez Rimbaud et non portée à ses ultimes conséquences, fait remarquer J.-P. Bobillot), mais, pour le reste, Rimbaud adopte un profil romantique banalisé d’épithètes polysyllabiques postposées, le plus souvent intensives : seconds hémistiches rendus consistants ou presque par les compléments du nom : “ clapotements + furieux des marées ”, “ rouleurs + éternels de victimes ”, “ rousseurs + amères de l’amour ”, “ pieds + lumineux des Maries ”, “ yeux + horribles des pontons ”, ou par rallonge d’épithètes homériques classicisantes : “ confiture + exquise aux bons poètes ”, “ oiseaux + clabaudeurs aux yeux blonds ” (cf. pour ce vers le parallèle signifiant avec “ fleurs + d’ombre aux ventouses jaunes ”). A cette liste ne s’ajoutent que deux cas où les seconds hémistiches sont plus nettement inconsistants : “ un noyé + pensif parfois descend ”, “ des archipels + sidéraux ! et des îles / […] ”. Toutefois, deux cas remarquables appellent notre attention : “ vins + bleus ” et “ azurs + vers ”, dans la mesure où ils apparaissent fort proches de ce qu’on peut appeler l’unité-mot. Le premier exemple “ vins + bleus ” a été analysé plus haut et il correspond à une unité nom + adjectif, qui tend à s’imposer comme lexie synonyme de “ gros vin ”. La brisure métrique permet au poète de faire sentir qu’en fait de vins il est une alternative aux “ vins bleus ”, la qualité de “ bleu ” n’étant pas consubstantielle à tout vin. L’idée est de croiser médiocrité du “ vin bleu ” et fausseté du “ sang bleu ”. Le second exemple “ azurs vers ” (abusivement corrigé par l’exemple de la version imprimée des Poètes maudits : “ azurs verts ” (S. Murphy, éd. Poésies 99) semble fait sur le modèle du “ pâtre promontoire ”. L’audace métrique aide à la compréhension métaphorique de cet énoncé nominal condensé, – objet de dévoration. Rimbaud avait-il lu, avant de composer Le Bateau ivre, le recueil Rhapsodies de Pétrus Borel paru en 1832 ? Il aurait pu mûrir sa réflexion autour des vers d’un poème de 1831 intitulé Boutade, où il est question d’un exemple de juxtaposition nominale soudée par trait d’union sur la césure même : “ Ho ! que vous êtes plats, hommes lâches, serviles ; / Ho ! que vous êtes plats, vous, qu’on nous dit si beaux ; / Ho ! que vous êtes plats, que vos âmes sont viles, / Vous de la royauté-charogne, vrais corbeaux ! ” Pétrus Borel s’est essayé à la création d’un mot composé et à sa distorsion métrique simultanée. Or, une part importante des enjambements à la césure peut correspondre à cette signifiance métrique qui consiste à rapprocher pour mieux ruiner ou mettre en tension. Enjambement galvanique à la manière des “ enterrés-vivants ” de Vacquerie cités plus haut, le syntagme “ azurs vers ” invite à une lecture des visions par inversion, dans un bain qui nettoie du bleu pur par teintures phosphorescentes de la grande vie des fonds marins.

A côté des syntagmes adjectivaux, Rimbaud n’a pas ignoré non plus les rejets de compléments du nom, en privilégiant les têtes nominales 1v à portée signifiante, ainsi que l’indique la reprise pour “ yeux ” : “ yeux + des mers ”, “ yeux + des panthères […] ”, “ eau + d’Europe ”, “ fleurs + d’ombre ”, mais “ poissons + d’or ”. Il n’a pas ignoré non plus de très classiques “ enjambements ” sur structures participiales : “ infusé + d’astres ”, “ crevant + en éclairs ”, “ baigné + de vos langueurs ”, ni de tout classiques “ enjambements ” sur consécutions verbales : “ “ suis + baigné ”, “ faisaient + crouler ”, “ sentant + geindre ”, “ descendaient + dormir ”, etc. Enfin, il a accumulé un nombre plus ou moins conséquent d’enjambements à l’entrevers avec une prédilection pour les rejets 3v. A ce sujet, on peut remarquer les indices d’une progression de départ : balancement d’hémistiche à hémistiche dans le premier quatrain : “ les avaient pris pour cibles / Les ayant cloués nus […] ”, discordance de quatrain “ Je courus ”, puis série : “ Me lava ”, “ De la Mer ”, “ Et ravie ”, “ Et rhythmes lents ”, “ Hystériques ”, “ D’hommes ”, “ Du flot bleu ”, [“ Qui porte ”], [“ Qui courais ”], “ Noire et froide ”. Cette série dominée par les 3v fait allusion, au-delà de semblables constances dans L’Exil des dieux de Banville, au modèle de “ l’escalier / Dérobé ” : référence à la bataille d’Hernani qui politise toute la compréhension métrique du Bateau ivre : poème dont on comprend clairement qu’il est un concentré des effets métriques perçus par Rimbaud comme représentatifs de l’avancée romantique. Dans cette structure, on peut dès lors estimer que la consécution M6 des vers 11 et 12 fait allusion à la consécution C6 dans le poème Le Voyage de Baudelaire : “ Criant à Dieu dans sa + furibonde agonie : / “ O mon semblable, ô mon + maître , je te maudis ! ” ”. Le registre parodique grave de la métrique dans Le Bateau ivre ne peut plus désormais être ignoré.

Impossible de tout analyser en l’espace d’un seul article, il faudrait encore traiter des monosyllabes suspendus à la rime : “ nasses ” et “ lâche ”, approfondir l’abondante série de rejets postcésuraux de longueur anatonique 1 : “ infusé + d’astres ”, “ fleurs + d’ombre ”, “ poissons + d’or ”, etc. en compagnie de “ vins + bleus ” et “ azurs + vers ”, mais aussi de l’entrevers “ peaux / D’hommes ”, traiter des combinaisons de débordements accumulés : “ dorades / Du flot bleu, ces poissons + d’or, ces poissons chantants ”, “ des yeux + de panthères à peaux / D’hommes ”, parler de la tendance à la distribution syntaxique des vers deux par deux (par distiques pour dire vite) au sein des quatrains, avec confrontation des cas litigieux. A tout cela il s’ajouterait des réflexions prosodiques essentielles : soit “ la houle + à l’assaut des récifs ”, soit “ Et dès lors, je me suis / baigné / dans le Poème / De la Mer / infusé / d’astres / et lactescent / Dévorant les azurs / vers / où / flottaison… blême / Et ravie / un noyé… pensif… parfois… descend ”, soit le parallèle prosodique d’amorces 3v de vers : “ Qui courais ”, “ Planche folle ”, où se joue une double allusion à la planche de Banville (Odes funambulesques, Le Saut du tremplin) et surtout à celle d’Hugo (La Légende des siècles, Paroles dans l’épreuve, 1859).

En tous les cas, les 6-6v doivent se chercher dans tous les alexandrins de Rimbaud. Les effets d’enjambement ou déviance font partie d’un réglage métrique signifiant subordonné à la prédominance du mode 6-6v, au moins jusqu’en 1872. Le raffinement de détail quant à la pratique du 6-6v se révèle impressionnant et riche, et permet d’apprécier l’historicité des poèmes. Le jeu métrique a pour spécificité de permettre l’allusion, la référence, voire le parallélisme dans et au-delà du poème. Rimbaud devra s’ingénier à de plus forts effets de déviance lorsqu’il sera temps pour lui d’opérer la liquidation métrique. Ce sera l’enjeu des poèmes “ Qu’est-ce ” et Famille maudite / Mémoire. Mais, la prégnance intangible du 6-6v laisse entendre que Rimbaud n’a pas cru bon d’essayer une nouvelle métrique à part entière, en fait de longueur dodécasyllabique des vers. Comme le dit J.-P. Bobillot, en tenant compte de la réponse de Mallarmé à Jules Huret, il n’y avait pas à négocier, au coup par coup ou non, une nouvelle métrique sur le plan de la relation à la communauté. Quant à la liquidation métrique, Rimbaud va l’opérer bien plus efficacement dans le cas de mètres composés peu traditionnels, ou bien dans la confrontation des modèles culturels divergents connus sur le plan de la longueur décasyllabique (5-5v, 4-6v, voire 6-4v). La recherche de nouvelles formes, avant de procéder par ruptures radicales, procède d’un réglage des transgressions qui fait entrer l’histoire des formes, en l’occurrence métriques, dans une progression suivie, signifiante, polémique et historiciste, ce qui permet paradoxalement de rejoindre la discipline et la rigueur classique dans la recherche d’effets de sens savamment dosés et établis. Reste que notre approche métrique pose également la question du rapport compliqué de la signification entre nature métrique et nature prosodique des vers. La notion de prosodie n’étant pas ignorée d’Hugo, Baudelaire et Rimbaud, il est difficile de ne pas songer que la refonte rigoureuse d’un tel axe de compréhension devra un jour ou l’autre relayer le plan de la métrique stricto sensu. Sur bien des points, nous sommes ici tributaires de nos prédécesseurs et prolongeons leurs travaux dans le sens d’une synthèse gourmande concernant la première versification rimbaldienne. Nous pensons avoir enrichi le débat par la mise en perspective historique de FMCPs6* ! peu connus (notamment O’Neddy et Borel), par une problématique circonscrivant le 4-4-4v à une pratique ostentatoire ou volontaire, par quelques synthèses attentives concernant des marges du raisonnement métricométrique de référence (“ FSM ” 5, épithètes), par une réévaluation de la chronologie des transgressions métriques (“ que ” 6), etc. Un paradoxe de notre démarche consiste à mieux affirmer le caractère 6-6v des alexandrins de Rimbaud, pour, d’autre part, envisager combien les Illuminations prolongeraient à l’occasion une réflexion métrique.

Cette étude appelle une suite qui fait que nous tiendrons en réserve certaines considérations d’ensemble. Mais nous voudrions conclure sur un aspect fondamental : le caractère progressif lent des formes en France permet de prendre conscience d’un discours polémique complexe entre les auteurs, qui est teinté de multiples rappels et renvois, et au sein duquel pouvaient se définir des catégories affinées d’effets de sens dans le champ de la transgression, lesquelles pouvaient s’inclure dans des compositions à support parodique historiciste, ce que nous avons vu être nettement le cas du Bateau ivre.

 

 

 

David Ducoffre

 

 

Références

 

a) livres :

Jean-Pierre BOBILLOT : Rimbaud. Le Meurtre d’Orphée. Crise de Verbe et chimie des vers ou la Commune dans le Poëme, Champion, 2004.

Benoît de CORNULIER : Théorie du vers. Rimbaud, Verlaine, Mallarmé, Le Seuil, 1982 ; L’Art poëtique. Notions et problèmes de métrique, Presses Universitaires de Lyon, “ IUFM ”, 1994 ; Petit dictionnaire de métrique, Centre d’Etudes Métriques, Université de Nantes, 1999.

Jean-Michel GOUVARD : Critique du vers, Champion, 2000.

Michel MURAT : L’Art de Rimbaud, Corti, 2002.

Steve MURPHY : (éd.) Arthur Rimbaud, Œuvres complètes, t.1, Poésies, Champion, 1999.

 

b) articles :

Benoît de CORNULIER : “ La place de l’accent, ou l’accent à sa place. Position, longueur, concordance ”, in Le Vers français. Histoire, théorie, esthétique, textes réunis par Michel Murat, Champion, 2000, p. 57-92 ; “ Sur la métrique des “ premiers vers ” de Rimbaud ”, Parade sauvage colloque n°2, 1990, p. 4-15 (ouvrage non consulté).

Eliane DELENTE : “ Distribution du syntagme adjectival épithète dans l’alexandrin verlainien ”, in Le Sens et la mesure : de la pragmatique à la métrique : hommages à Benoît de Cornulier, éd. Jean-Louis Aroui, Champion, 2003, p.399-414.

Karine DEVAUCHELLE : “ Aperçu métrique des alexandrins de Leconte de Lisle (1818-1894) ”, in Le Sens et la mesure : de la pragmatique à la métrique : hommages à Benoît de Cornulier, éd. Jean-Louis Aroui, Champion, 2003, p. 385-398.

Marc DOMINICY : “ La césure lyrique chez Verhaeren ”, in Le Vers français. Histoire, théorie, esthétique, textes réunis par Michel Murat, Champion, 2000, p. 247-296.

Jean-Michel GOUVARD : “ L’Alexandrin de Victor Hugo. Questions de méthode ”, in Le Sens et la mesure : de la pragmatique à la métrique : hommages à Benoît de Cornulier, éd. Jean-Louis Aroui, Champion, 2003, p. 365-384.

Philippe MARTINON : “ Le trimètre, ses limites, son histoire, ses lois ”, in Mercure de France, 1909, p.620-640 (février) et 40-58 (mars) ; “ La genèse des règles de Jean Lemaire à Malherbe ” in Revue d’histoire littéraire de la France, 1909, p.62-87.

Steve MURPHY : “ Effets et motivations : quelques excentricités de la versification baudelairienne ”, in Baudelaire. Une alchimie de la douleur. Etudes sur Les Fleurs du Mal, textes réunis par Patrick Labarthe, Eurédit, 2003, p.265-295 ; “ La Poétique de la mélancolie dans Mémoire ” et “ Enquête préliminaire sur une Famille maudite ” in Steve MURPHY : Stratégies de Rimbaud, Champion, 2004, p.261-420.

S. Paul VERLUYTEN : “ L’analyse de l’alexandrin. Mètre ou rythme ? ”, in Le Souci des apparences. Neuf études de poétique et de métrique, éd. Marc Dominicy, Editions de l’Université de Bruxelles, 1989, p.31-74.

 


 



[1] Voir aussi morphèmes, puis “ pour ce ”, {“ dis-je ”}, “ fais-le ” avec e surnuméraires à la rime au XVIe et élisions à l’intérieur du vers. Rappelée par Hugo dans Cromwell, l’élision de l’enclitique “ le ” se rencontrait encore dans les comédies de Molière, Racine, les tragédies de Crébillon père. La règle de l’hiatus fait que l’enclitique devant consonne nous camoufle le respect superstitieux de la règle archaïsante : quelques occurrences dans les tragédies de jeunesse de Lamartine ! A noter la mise en relief à la césure chez Musset : “ Comme Arlequin. – Gardez-le, il vous fera peut-être ” (Les Marrons du feu, v.73).

[2] NB : Graphie subversive : “ Que celle de monsieur + de C***. En politique, ” Mardoche, v.35.

[3] Exception faite de la dispute loufoque entre Régnier-Desmarais et Voltaire.

[4] NB : les linguistes privilégient le morphème comme unité signifiante minimale plutôt que le mot.

[5] Voyez la structure par engrappements syllabiques des vers de Mithridate : “ Absent, mais toujours plein de son amour extrême ”, “ Plus je vous parle, et plus, trop faible que je suis, ” “ Quoi, Prince ! quand, tout plein de ton amour extrême ”, “ Moins vous l’aimer, et plus tâchez de lui complaire ” (vv.55, 741, 1141, 1211), à quoi ajouter par contraste tel emploi non figé en locution : “ Madame, je ne sais quel ennemi couvert ” (v.1185).

[6] Noter la distribution isolée du déterminant en h1.

[7] Une variante de la scène 3 de l’acte II du Véritable Saint- Genest tend à confirmer le recours à ce procédé comme adoption distinctive de la phrase comique dans les tragédies de Rotrou, Corneille et Racine.

[8] Vigny antidatait certains de ses poèmes pour ne pas admettre sa dette à l’égard de Chénier : l’audacieux entrevers dans La Dryade :  “ un moment + Joyeuse, ” est soi disant écrit en 1815. S’il ne s’agit pas d’un rejet épithétique, l’adjectif de  “ moissons + joyeuses ” de Chénier sera repris en rejet par Emile Deschamps et Sainte-Beuve. Les audaces de Vigny connaîtront leur acmé avec Les Amants de Montmorency et Paris, avant d’en revenir à une versification plus stable (Les Destinées) tout comme Musset.

[9] Cf. Ronsard, Préface sur La Franciade touchant le poëme heroïque : “ J’ay esté d’opinion en ma jeunesse, que les vers qui enjambent l’un sur l’autre, n’estoient pas bons en nostre Poesie : toutefoys j’ay cognu depuis le contraire par la lecture des bons Autheurs Grecs et Romains, comme Lavinia venit / Littora. ”

[10] Toutefois, il faut distinguer entre une approche des singularités métriques au plan de la césure ou du vers et une approche de la distribution de l’énoncé sur plusieurs vers. Chénier est fort intéressant sur ce dernier plan, ce qui ne sera aussi évident que bien après 1827 pour de rares poètes : Verlaine et Hugo lui-même. Chénier avait notamment l’art de passer d’un jeu de ponctuation antécésurielle à un jeu de ponctuation postcésurielle, et vice versa, ou bien l’art d’équilibrer la fonction sujet en fin de vers et le groupe verbal en début de vers, jeux pour lesquels l’approche vers par vers est inadéquate.

[11] Cas particulier du XVIe, quelques rares fois chez Régnier (“ De la douce liqueur + rousoyante du ciel ”) et Corneille, avant un retour en force sous l’impulsion hugolienne.

[12] Les présentes allures ternaires sont difficiles à considérer comme relations supposées au trimètre, à la différence du vers de Verlaine : “ Les yeux noirs, les cheveux + noirs, et le velours noir ” (Poèmes saturniens, César Borgia). Le rythme croissant de faux trimètre anaphorique  3/4/5 n’est pas aléatoire dans sa composition, celui identique de Don Paez est à tout le moins suggestif.

[13] Hugo a composé plusieurs “ comm(e) ” 6 en 1854 et ensuite. Noter l’intérêt métrique des publications tardives ou posthumes de maints chefs-d’œuvre : La Fin de Satan, Dieu, les deux dernières séries de La Légende des siècles, Le Pape, La Pitié suprême, Religions et religion, L’Âne, etc.

[14] B. de Cornulier invite à ne pas confondre le M de voyelle masculine dans DVM avec le M critère métricométrique suspensif. Les raffinements du critère M pour les morphèmes, lexèmes, etc., encourageraient à quitter le critère suspensif simple (“ an(M’)ti(M’)-dérapant ” où M’ est pré-DVM de lexème) pour un critère composé (“ anti(M’)-dérapant ” où M’ est pré-DVM de mot (M) et DVM de lexème (’)).

[15] A noter ces vers peu mesurés : “ Gardiens de nos / Arsenaux / […] ”, Béranger, La Grande orgie.

[16] Inspirée de vers de chant du type des intermèdes lyriques des pièces de Molière (successions 7v et 8v pour Monsieur de Pourceaugnac, scène 8), la crise de discrimination des successions 6-6v et 5v dans La Musique est un aspect plus original cette fois de Baudelaire.

[17] Noter, à la page 88 de la biographie de J.-J. Lefrère, une malicieuse interversion dans les attributions.

[18] Concept clé important de J.-M. Gouvard, voyez son adoption systématique dans Les Trophées de (de) Heredia en 1885, compromis d’arrière-garde étonnant.