Nous
proposons une mise en perspective de la 1ère versification pratiquée
par Rimbaud sur le plan des seuls alexandrins. Elle se compose de trois
mouvements : 1°) établissement historique des requis de notre approche, 2°)
métricométrie par ensembles pour les années 1869-1870, 3°) face au problème
de datation de la production ultérieure, étude du poème Le Bateau ivre
en tant qu’illustration la plus suggestive de cette versification initiale.
1.
Héritage d’un mètre classique :
Le
fondement de la métrique est la succession sensible d’égalités
en nombres vocaliques pour des segmentations d’énoncés aux mesures
simples (1v à 8v) ou composées (5-5v, 4-6v, 6-6v) (ThV). Le vers français
ne se caractérise que par le contraste vocalique du e instable qui reçoit
un statut d’exception de voyelle féminine quand il est précisément postérieur
à la dernière voyelle stable de la plus petite unité grammaticale
l’incluant (Cornulier). Cet évitement concerne surtout les e
instables en fin de polysyllabes[1] ;
le e féminin ne peut conclure la mesure. Sous un angle différent
(syntaxe), cet évitement vaut pour les e instables à contexte masculin
dans les monosyllabes : proclitiques déterminants du nom (le,
ce) ou préverbaux (je, le, me, te, se,
ne), préposition de et mot que aux trois fonctions
possibles. La mesure du vers se fonde sur une dernière voyelle masculine
(stable, ou rarement e instable masculin) d’un hémistiche (h1) ou
d’un mètre, et évite de clore une longueur métrique sur un e féminin
(césure lyrique), si ce n’est dans le vers de chant, étant donné le relais
de la mesure musicale externe (Cornulier). Nous devons à P. Martinon (1909)
l’historique de l’établissement des règles du vers classique en fait de césure
et de prosodie générale ! Du XIe au XIIIe, la prépondérance
de la césure épique (possibilité de e surnuméraire pour h1) prouve
l’autonomie générale des hémistiches. Aux XIVe et XVe,
l’idée que la poésie lyrique est destinée au chant favorise l’émergence
de la césure lyrique (e féminin conclusif de h1, fréquent chez Villon !),
ce qui affaiblit la perception métrique claire de h1 et entraîne une confusion
formelle avec la concurrente césure épique. Parallèlement, du XIIIe
à Marot jeune, apparaît sporadiquement une césure qui ne s’est établie que
dans les métriques des langues voisines (anglais, italien, espagnol), la césure
dite “ à l’italienne ” qui implique que le e féminin de
h1 compte pour la mesure de h2. Sans spécification des traités, cette césure
disparaît d’elle-même au début du XVIe. En revanche, diffuseur
de prestige, Clément Marot précisait l’enseignement exprès par Jean Lemaire
de Belges d’un triple renoncement aux césures lyrique, épique et “ à
l’italienne ”. P. Martinon a confirmé Lemaire comme fondateur d’un régime
du vers classique français : autonomie des hémistiches, mais
composition compacte du vers (AP94). Si, initiateurs du vers
classique, Jean Lemaire et Guillaume Cretin ont pratiqué des césures sur e
instables masculins en fin de h1 (“ ce ” pronom ou “ je ”),
opérant une distinction critique à cet endroit, faute d’analyse syntaxique
adéquate, une superstition graphique a encouragé les poètes à ne pas même
produire de e masculin en fin d’hémistiche (cf. AP94 ou
Voltaire : “ Et depuis ce, dans Venise et dans Rome ”).
Etant donné le formatage graphique et l’enjeu de la rime, il est naturel de
ne guère rencontrer d’équivalents des césures lyriques ou “ à
l’italienne ” à l’entrevers. En revanche, le e peut être
surnuméraire à la fin du mètre. Il a ainsi une dimension particulière d’élément
métrique distinctif non mesuré dans cette alternance en genre des rimes féminines
et rimes masculines, qui s’est imposée, en tradition française, depuis
Bouchet et son diffuseur de prestige Ronsard, du milieu du XVIe à la
fin du XIXe.
En
prosodie, au tournant des XVIe et XVIIe, les poètes se
sont habitués à éviter, puis exclure, les “ e ” syllabes à
part entière (supposés “ languissants ”) : de rares résidus
sont justifiés par un relatif appui du yod comme chez Molière (L’Etourdi,
v.224, v.1141, Le Dépit amoureux, v.767, v.1261, Amphitryon,
v.382 : “ C’est d’être Sosie battu ”), et on peut citer
un cas tardif sans appui du yod par Corneille : “ Comme toutes les
deux jouent leurs personnages ! ” (La Suite du Menteur,
v.1014). Ainsi, les pluriels “ plaies ”, “ vies ”,
les féminins pluriels de participes passés, etc., ne se rencontrent plus qu’à
la rime à partir du XVIIe. Ce sont ces deux lois de prosodie du vers :
proscription du “ e ” languissant et règle de l’hiatus, que les
poètes du XIXe n’oseront guère (ou si peu) outrepasser[2].
La règle de l’hiatus (aucun voisinage immédiat de voyelles appartenant à
deux mots différents) était en cours d’instauration au XVIe et
jouissait de dernières tolérances au plan des auxiliaires et mots
grammaticaux, peu avant l’époque de Malherbe et Deimier qui la relayèrent
par une critique des répétitions consécutives, supposées “ cacophoniques ”,
de syllabes, consonnes ou voyelles (R1909). Enfin, à l’époque de la
Pléiade, le 6-6v, après une importante “ éclipse ” aux XIVe
et XVe, a supplanté le 4-6v comme vers de référence, malgré
l’abondant recours ultérieur de Voltaire à ce dernier, tandis que le 5-5v
est inconnu des traités classiques[3].
Au XIXe, la recherche de variété au plan métrique n’empêche pas
de reconnaître la prédominance d’un héritage. Or, dans son contexte
historique et scolaire, Rimbaud a hérité de cette configuration d’alexandrin
classique ; on ne peut lui prêter une connaissance précise des autres
importantes particularités et évolutions de la versification avant le
XVIIe, malgré tant de poèmes lus de Villon, Marot et Ronsard. Avant
1872 (dont troubles 8v faussés par des traitements divergents du e
dans Bonne pensée du matin), Rimbaud n’a pas pratiqué la syllabe “ e ”
languissante. Il convient d’en rester à un Rimbaud héritier d’une
conception métrique classique et de sa reconfiguration en espace-jeu causée
par les pratiques audacieuses du XIXe.
A
présent, si l’articulation métrique est produite par l’énoncé, mais
selon un principe paradoxal de non subordination aux articulations mêmes de
l’énoncé, il appartient à des études plus fouillées de déterminer
les différences d’au moins trois types de relations métriques classiques en
morphosyntaxe : type classique 1 au XVIe, type classique 2
aux XVIIe, XVIIIe et XIXe, type classique 3 “ romantique ”
pour une partie du XIXe, à quoi ajouter une gradation de nuances
quant aux évolutions du type classique 2 (Chénier, XIXe). En effet,
l’enjambement est une composante nécessaire de la versification, et
seuls quelques uns sont proscrits ou critiqués comme nuisibles à la
reconnaissance métrique. Les poètes ont favorisé une conception concordante
entre mètre et syntaxe, en raréfiant les enjambements les plus détonants à
la césure et à l’entrevers ; quelques uns plus discordants étaient
supposés n’être pratiqués que dans les genres “ bas ”
permissifs, comme les contes et fables en vers (cf. préfaces de La Fontaine) ou
les comédies, les farces plus encore. Avec cette quête de concordance, l’idée
de l’autonomie du mètre quant à la syntaxe n’était pas perdue de vue ;
son charme est envisagé par Voltaire en ces termes, malgré sa confusion entre
coupe syntaxique, césure et entrevers : “ […] et souvent la césure
/ Plaît, je ne sais comment, en rompant la mesure. ” (Epître à
Horace, 1772). Surtout, précisons d’emblée qu’une phrase fondée sur
la structure de base d’une proposition sujet – verbe – compléments
essentiels du verbe, avec circonstants mobiles, règles de coordination et
subordination, et adjonction de compléments adjectivaux et prépositionnels au
plan du sujet, des compléments verbaux ou circonstanciels, cela signifie
qu’il n’y a pas lieu de s’étonner de la variété des modulations
possibles du mètre.
En
syntaxe, la bonne réalisation du vers commence par la nette délimitation des
bornes métriques, une fin de vers ou une fin d’hémistiche coïncide avec une
fin de mot, ce que complète la proscription de la récupération rythmique du e
féminin (césure “ à l’italienne ”). Dans les genres “ bas ”
permissifs, un témoin nous suffit pour établir que la césure peut se fonder
sur l’unité signifiante qu’est le morphème, par exemple pour suggérer un
étymologisme obscène dans une farce (avec cas supposé d’énonciation affectée) :
“ Pour cela dans son dis+potaire féminin ” (Dorimon(d), L’Ecole
des cocus, 1659)[4].
Ensuite, la proscription porte sur les mots grammaticaux 1v étroitement
solidaires du syntagme qu’ils introduisent. Mise en avant par Jacques Peletier
du Mans, cette loi est confirmée par les tendances des pratiques antérieures :
“ Je ne veux aussi oublier, que non seulement la Césure Française est
à la fin du mot : mais encore qu’elle ne se doit mettre sur un mot
monosyllabe, qui soit inséparable du mot suivant : comme sur ces mots si,
tu, mais, il : et s’il y en a de tels. Comme serait
ce vers Je crois que si tu voulais travailler :
chose qui ne se fait point sans licence […] ” (Art poétique,
livre II, chap. 2, 1555). L’illustration de cette mauvaise césure a débuté
par l’ironie tacite (Cornulier) à la fin du sonnet liminaire A l’envieux
de L’Art poétique français de Thomas Sébillet : “ […]
/ Chemin pour y venir, que tu en uses : / Sinon que tu en
montres un plus seur ” (1548), s’est poursuivie avec la critique au
premier degré du dernier vers ici cité de Sébillet par Du Bellay (Défense
et Illustration de la langue française, livre II, chap. 9, 1549), puis une
revanche critique de Barthélémy Aneau contre Du Bellay à propos d’un
cas-limite sur quantificateur : “ Enfle de maints gros
fleuves, et ruisseaux ” (L’Olive (1ère & 2nde
édition), sonnet III, v.2, évoqué dans le Quintil horacien en 1550).
La formule de Peletier, accompagnée ou non d’exemples, sera amplifiée tout
au long des XVIIe et XVIIIe par Malherbe, Deimier,
Mourgues, Lancelot, Lamy, de la Croix, Demandre, etc. En particulier, le vers :
“ Adieu, je m’en vais à Paris pour mes affaires ”, est
attribué à tort à Voltaire par Quicherat (1838), puisqu’il vient de La
Versification française… (1671) et du Dictionnaire des rimes
(1692) de Richelet. Cette proscription s’est quelque peu étendue à maints
adverbes monosyllabiques, dont les intensifs tant, trop, (plus,)
présents chez Marot ou le rebelle Aubigné, et elle a entraîné, non pas une
disparition, mais un relatif recul des césures entre un auxiliaire et son
verbe, surtout quand l’auxiliaire ou le participe régi est 1v (cf. Aneau
(1550) citant Lemaire : “ Après avoir + vu le Rhin, Meuse et Seine
” (L’Amant vert, v.2) et Ronsard (sic !) dans son Abrégé
de l’Art poétique français de 1665 : “ Exemple du vers qui a
le sens imparfait : L’homme qui a été de
sur la mer ”). Tout ceci s’est accompagné d’un certain recul de
formes courantes critiquées à leur tour : (césures et) entrevers du type
“ ceux +/ qui ” (Lamy…), césures entre un invariable 1v
et son complément : “ Met la revanche hors de mon peu de
pouvoir ” (Corneille, La Veuve, v.1602), ou bien entre un adjectif
1v et son complément du type “ plein + de ”. Les
contre-rejets 2v à l’entrevers peuvent également être perçus comme fautifs
ou abrupts, ainsi Lancelot qui reproche une suspension en fin de vers : “ qui,
sage, / […] ”, chez du Bartas.
En
dépit d’une logique énonciative plus commodément suspensive au plan des
coordonnants et subordonnants, on constate que les poètes ont aussi évité les
césures sur conjonctions de coordination : ou, et, ni,
moins strictement mais, car. La conjonction si se dérobe
à la césure avec une régularité hautement significative, avec rarissimes
exceptions tardives au XVIIIe. Cette dérobade des pronoms relatifs
simples, du mot “ que ”, de conjonctions tels que “ si ”
face à la césure, même dans les cas de suspension liés à une incise ou une
interruption de la parole, témoignent d’un psychologisme inflexionnel d’une
spontanéité difficile à apprécier. Malgré la valeur énonciative des points
de suspension, la fin d’hémistiche du vers 286 de L’Etourdi est
unique : “ A la charge que si… + / Non, je te
le promets[.] ” Les césures sur une préposition 1v suivie d’une
incise ne sont-elles pas également fortement évitées ? Dans le même
sens, en 1616, les deux vers suivants d’Aubigné doivent attirer notre
attention comme résolument atypiques : “ Mais l’aise leur fut moins
douce que la fournaise ”, “ Se fit chef de ceux qui
ne le connaissaient point ” (Les Tragiques, IV, v.1146 et VII,
v.198). En revanche, une réalité empirique étonnante concerne les pronoms
relatifs qui, où : ils peuvent apparaître à la césure
appuyés par un mot grammatical antécédent. Dans les cas prépositionnels, on
songe à une comparaison formelle avec leurs emplois fermés (“ de qui] ”,
“ par où] ”), mais l’admissibilité à la césure implique
encore les successions de type : “ sans qui ”, “ et
qui ”. Le traitement semble de nature prosodique autant que syntaxique.
En témoigne la non proscription au plan des mots grammaticaux polysyllabiques
(prépositions, locutions conjonctives, etc.)[5].
Simplement, les poètes classiques se sont montrés plus ou moins économes
d’enjambements sur prépositions polysyllabiques et têtes de locutions
conjonctives.
Les
proscriptions furent peu nombreuses quant aux mots lexicaux, et notamment au
plan verbal, où, contrairement à un discours doctrinal affiché, les poètes
n’hésitèrent pas à pratiquer la césure après le présentatif “ c’est ”,
ni au milieu de structures auxiliaire et verbe, – malgré les enjeux
d’aspect, de mode, de temps, – ni entre un participe et son complément (à
quelques conditions près quant à l’unité de h2), ni même au sein d’une
locution verbale du type “ prendre garde ”, “ avoir envie ”,
etc. En revanche, si les poètes du XVIe s’autorisaient des
enjambements avec rejet de compléments prépositionnels du nom, avec rejet
ou contre-rejet d’adjectifs épithètes solidaires d’une base nominale,
et avec rejet de compléments directs du verbe ou d’attributs, de tels
enjambements vont être, à partir du XVIIe et de façon décisive,
soit proscrits, soit réglementés en fonction de l’homogénéité d’hémistiches
syntagmes. Deux cas de résistance sont à observer. D’une part, les éléments
coordonnants et subordonnants ne sauraient entrer dans une logique drastique de
complétude du sens au plan des hémistiches et des vers. Le poète évite
surtout de les placer en relief au-devant des bornes métriques et les
intègre de façon élégante à la concordance métrique des autres
constituants de l’énoncé. D’autre part, pour les coordinations chevauchant
une césure ou un entrevers, si certaines trop voyantes sont dénoncées, ainsi
d’une bipartition en “ ni ” qui s’attire les foudres de
Malherbe dans ses Commentaires sur Desportes, la variété des possibilités
permet de constater une proscription relative, ainsi qu’en témoignent les
coordinations épithétiques courantes avec conjonction “ et ” 7,
une vingtaine dans L’Art poétique, les Epîtres et Satires
du très classique Boileau. Par exemple, le vers 1421 de Mélite
(Corneille) : “ Dont les plus dangereux + et plus rudes assauts ”,
et le vers 1415 de Mithridate (Racine) : “ J’ai su par une
longue + et pénible industrie ”, ne sont que deux exemples pour une étude
de plus de portée des promotions métriques d’épithètes coordonnées[6].
D’autres aspects de la coordination devraient retenir notre attention :
distribution autour de la césure, transpositions (inversions) ou saillies de
syntagmes au centre du vers. Nous en retiendrons pour notre propos le simple
constat de plus grande permissivité en fait d’enjambement justifié par la
coordination.
Après
une telle analyse en fonction des frontières métriques, on peut voir qu’il
est plus délicat de définir la régularité du vers classique sur le plan de
l’unité rythmique et sémantique des hémistiches. Une plus forte cohérence
des hémistiches tend pourtant à s’affirmer, notamment au plan des conclusifs
h2. Dans le même sens, le point de fin de phrase se rencontre bien moins
souvent au milieu de h2 que de h1 (différence sensible avec les 4-6v du XVIe).
Tendance à une césure articulatoire régissante, refus des énumérations,
juxtapositions et émiettements de l’énoncé, les hémistiches peuvent témoigner
d’une plus grande déférence à une présentation hiérarchisée des
constituants de l’énoncé dans les grands genres du XVIIe.
Autrement dit, la logique de modulation du vers permet de souligner toute borne
métrique, cependant que les vers ou hémistiches dont la syntaxe en
constituants essentiels demeurerait assez peu équilibrée en fonction des
bornes métriques s’avèrent assez rares. Pour illustrer notre propos, citons
quelques débordements spontanés : le vers 1197 de Mélite, où la
reconnaissance 6-6v ne pose pourtant pas de difficulté : “ Donc,
pour mieux m’éblouir, une âme déloyale / Contrefait la fidèle ? Ah !
Mélite, sachez / Que je ne sais que trop ce que vous me cachez ”
(v.1196-1198), ou bien tel hémistiche de Ronsard : “ Les
choisissant tout le dernier s’eslance / Dedans l’esquif, aimant trop mieux
perir / Au bord, qu’en mer vilainement mourir ” (La Franciade,
II, v.298-300, nous soulignons). Quelques nuances sont à observer. La
Franciade porte témoignage de l’intérêt porté par Ronsard au charme
des enjambements osés de la poésie latine. En réalité, les œuvres de Marot,
du Bellay, Ronsard pratiquent très peu l’enjambement libre et témoignent
plutôt d’une réglementation métrique encore peu poussée dont les rejets
d’épithètes ou de compléments du nom sont les principaux emblèmes ;
mais encore, nous semble-t-il, d’une pratique du vers conservatrice des traces
de moindre solidarité rythmique mot à mot du moyen français, ce dont témoigneraient
la netteté tranchante des césures sur adverbes 1v, ou “ comme ”
(AP94), les détachements d’auxiliaires à la césure ou à la rime,
etc., l’abondance de flexions brèves, tandis que le h1 4v du vers commun 4-6v
n’y semble pas trop contraignant. Ce sont là quelques suggestions à
approfondir, et nuancer pour la dernière. En tous les cas, à partir du XVIIe,
la nature chaotique des enjambements est régulée et la construction du vers se
voit beaucoup plus tournée vers l’unité globale de l’hémistiche.
Cette
déférence s’est enrichie d’une considération métrique nouvelle formulée
par les traités (Mourgues, etc.) qui établissent une relation hiérarchique
entre la rime et la césure. Un enjambement à l’entrevers doit se fonder sur
une phrase qui se ponctuera préférentiellement à la fin d’un autre vers
plutôt qu’à l’hémistiche suivant. Dans tous les cas, au-delà de toute
tendance à l’homogénéité syntaxique exemplaire des hémistiches, les poètes
proposent une unité mélodique minimale, en garantissant une inflexion précise
du syntagme borné par la césure, ce dont témoigne l’évitement des
ponctuations fortes en 5ème ou 7ème syllabes, exceptés
parfois dans le cas d’énumérations ou termes 1v isolés[7].
N’importe quel extrait d’une pièce de Corneille, Molière ou Racine, s’il
n’est pas question de changement(s) d’interlocuteurs, impose une lecture
6-6v constante et apparente. Cette très grande régularité dans la concordance
est toutefois compensée par une espèce de latitude pour ce qui concerne les
parties du discours “ hors système ” sur le plan propositionnel,
à savoir les apostrophes, phrasillons, incises ou interjections. A la différence
de Boisrobert qui tend à intégrer les apostrophes en fin de phrase, Corneille,
suivi par Racine, affectionne l’enjambement qui isole l’apostrophe.
Circonstants, groupes prépositionnels transposés ( !), apostrophes,
interjections polysyllabiques ou phrasillons sont admis à la césure dans les
tragédies, tandis que les interjections 1v peuvent être volontiers placées à
la césure dans le registre de la farce (Ragotin). Faute de considérer
ces éléments, maints lecteurs croient ainsi rencontrer des alexandrins irréguliers
chez les classiques, en particulier au plan des changements d’interlocuteurs.
Une permissivité plus grande concerne encore les compléments circonstanciels
et tout particulièrement les distributions libres de part et d’autre de la césure
d’adverbes tels que “ ici ”, “ aussi ”, “ encor(e) ”,
“ enfin ”, “ même ”. Ces libertés contribueront à
égarer les analyses métriques rétrospectives aux XIXe et XXe.
Les
poètes romantiques (Hugo, Sainte-Beuve, Banville, etc.) et Wilhelm Ténint,
auteur d’une Prosodie de l’école moderne en 1844, parleront de deux
notions supposées distinctes (cf. [Pensées] de Joseph Delorme
par Sainte-Beuve) : “ l’enjambement libre ” et la “ césure
mobile ”. L’enjambement libre est une appellation plus précise pour
l’enjambement. Mais son opposition à la notion de “ césure mobile ”
est essentielle au plan cognitif. En effet, la notion d’enjambement libre
implique le franchissement d’une borne métrique admise comme telle, ce qui
concerne a fortiori l’entrevers. En revanche, la notion de “ césure
mobile ” entraîne un partage trouble à l’intérieur du vers, entre
les cas d’enjambement et ceux hypothétiques d’un “ déplacement de
la césure ”. Sous des termes différents, la distinction entre
enjambement et “ déplacement de la césure ” apparaît déjà au
XVIIe avec un ouvrage polémique de Claude Le Laboureur qui essayait
de vanter les avantages du vers français sur le latin, en niant la monotonie
des coupes métriques françaises. En fait, la notion de “ césure mobile ”
prend acte de ce que la principale coupe syntaxique d’un vers (le point en général)
ne se situe pas à l’endroit prévu pour césurer l’alexandrin. De manière
confuse, cette coupe syntaxique prend alors le nom de “ césure mobile ”,
voire de césure effectivement pratiquée par le poète. Face à elle, la césure
traditionnelle est qualifiée de “ césure fixe ”, maintenue par
ce qui est alors prétendu une déférence syntaxique secondaire à valeur
absconse. Nous reviendrons sur cette confusion terminologique préjudiciable.
L’important pour nous, c’est de voir comment les poètes du XIXe
vont créer un espace-jeu susceptible de remettre en cause le carcan d’une
concordance par trop drastique entre mètre et phrase, mais sans oser
s’aventurer au-delà de tout garde-fou, comme pourra le faire Rimbaud à
partir de 1872.
Historiquement,
la pièce Cromwell d’Hugo en 1827 joue un rôle primordial dans cette
reconfiguration, consacrant le recours à un vers toujours plus discordant entre
mètre et syntaxe, en fonction des évolutions de deux prédécesseurs :
feu Chénier et le jeune Vigny[8].
Par exemple, c’est le poème Dolorida de Vigny publié en octobre 1823
dans La Muse française : “ Faible amie, et ta force + horrible
est mon ouvrage ” qui a encouragé Hugo, Lamartine et Emile Deschamps à
pratiquer le rejet épithétique à la façon d’André Chénier. Celui-ci
reconduit notamment la relation syntaxe et mètre des poètes du XVIe,
ce en quoi très peu de ses contemporains l’ont suivi. Delille est à minorer,
même pour sa production au début du XIXe, à peine retiendra-t-on
Marmontel ou Roucher. Peu de vers nous sont parvenus de Malfilâtre, mais quelle
valeur ont les deux audaces de sa production : “ Grand dieu des
mers, et toi, dont les nombreux troupeaux / De Cée, en bondissant, dépouillent
les coteaux ; ” “ On entendait au loin retentir une voix / Lamentable,
et des cris sortis du fond des bois ” (traduction partielle du premier
livre des Géorgiques de Virgile[9]) !
Deux enjambements “ virgiliens ” à l’entrevers, exceptionnels
à la fin du XVIIIe : le premier se fait sur un complément du
nom, le second, cité par Ténint en 1844, se fait sur une épithète postposée
à sa base nominale ; on semble vouloir renouer avec les pratiques du XVIe.
Le premier romantique à cerner l’importance de ce renouveau fût Vigny. Mais,
ce n’est que par le rejet épithétique d’octobre 1823 qu’il a provoqué
une secousse poétique.
Hugo
en pratique aussitôt une première occurrence : “ Livreront cette
proie entière à leur fureur ” (Le Chant du cirque, Nouvelles
Odes, mars 1824). Par réaction, cette 1ère occurrence demeurera
unique dans la compilation des Odes et ballades de 1828, contre trois
publiés par Lamartine en mai 1825 : “ Et que de son sommet éclatant,
d’où les yeux ”, “ Fait vaciller ses yeux mourants à
chaque pas ”, “ Quel est ce chevalier chrétien ? /
Montmorency ” (Le Dernier chant du pèlerinage d’Harold, Le
Chant du sacre). Pris au dépourvu, Hugo fait mine de ne pas rebondir sur
l’occasion et trouve à tâtons une originalité qui lui soit propre, le
fameux “ comme si ” antécésural dans Mon enfance,
toujours au sein des Nouvelles Odes de 1824, mais qu’on retrouvera emblème
dans Ruy Blas et Les Contemplations. Appuyé par un engrappement
3v, la conjonction “ si ” se retrouve à la césure dans une
silhouette nettement thématisée au-delà de la dénotation : “ Je
rêvais, comme si j’avais, durant mes jours, / […] ”. Si le
premier rejet épithétique d’Hugo, dont la composition se veut datée de
janvier 1824, laisse à Vigny son antériorité, la composition du poème Mon
enfance est datée évasivement de 1823, créant l’illusion de préoccupations
contemporaines. Vers 1827, Cromwell et les Orientales consacrent
la banalisation du rejet épithétique et de tout procédé renouvelé par Chénier[10],
mais au sein d’un renouvellement hugolien encore plus conséquent. On admirera
encore deux tentatives consécutives intéressantes de Vigny de rejet épithétique
et trimètre, dans La Frégate La Sérieuse publiée en 1829 : “ BOULOGNE,
sa cité + haute et double, CALAIS, / Sa citadelle assise en mer comme un palais ; ”
la coordination épithétique en rejet va inspirer Lamartine à nouveau :
“ On y répond en chœur ; et la voix de la mère, / Douce et
tendre, et l’accent + mâle et grave du père ” (Harmonies poétiques
et religieuses, I, 5, Bénédiction de Dieu), où le premier
enjambement est classique en tant qu’apposition, tandis que le second enrichit
par le rejet de la coordination épithétique globale un procédé du XVIe
dont Hugo s’est fait une spécialité (nous soulignons)[11].
Plus spectaculaire que l’édition de 1861 de Fleurs du Mal qui
condensent et amplifient certains aspects métriques d’Hugo sans apport
nouveau, la métrique de Cromwell attendra Verlaine et Rimbaud pour être
dépassée en audace. Cette œuvre fait état de traitements métriques archaïques
ou audacieux relevés lors de lectures attentives des classiques, à commencer
par Corneille, Molière et Racine.
Pour
ne citer que des aspects méconnus de la question, les derniers actes de Cromwell
font proliférer de prosaïques monosyllabes isolés à la césure ou à la
rime. Selon Verluyten, cité par M. Dominicy, chez Racine, la frontière
syllabique la plus forte d’un alexandrin ne peut se trouver associée à
la 5ème syllabe (propriété “ FSM 5 ”) et tel vers ne
saurait se rencontrer dans le corpus racinien : “ Ne pouvait
songer… Mais, + que nous font ses ennuis ? ” (Chénier, Elégies,
XXI, 21). Cette loi est en fait une adaptation, avec un passage maladroit au
critère de la ponctuation, d’un principe d’harmonie repris à la caduque théorie
accentuelle de l’alexandrin tétramètre, à savoir la rareté des prétendues
accentuations 5-1 ou 1-5 dans les hémistiches classiques (MF1909). B. de
Cornulier (communication personnelle) nuance le propos sur le plan de la récupération
rythmique de féminine 4-2 dans certains h1 comme ces deux de Rimbaud et Hugo
(celui-ci cité par M. Dominicy) : “ Et qu’il renferme, gros + de
sève et de rayons ”, “ Cette muraille, bloc + d’obscurité funèbre ”
(lequel peut sonner 4242), car il faut bien considérer que “ la récupération
n’est pas un phénomène extraordinaire, mais un phénomène banal voire
normal en cas de continuité rythmique. C’est l’évitement qui est un fait
notable à la césure fondamentale des vers français littéraires
traditionnels. ” Si on écarte la récupération 42 dans ces deux vers,
on peut plaider pour le 411, mais pas 51 (féminine conclusive). Enfin, “ la
v6 de “ bloc ” ne succède pas immédiatement à la précédente
masculine, qui est 4ème ”. Or, le constat de Verluyten est
erroné. L’isolement de monosyllabes à la césure ou à la rime (propriétés
“ FSM 5 ” et “ FSM 11 ”) nous semble plus rare dans
la poésie lyrique (mais voyez certain poème de Marbeuf sur les échos) que
dans les vers des comédies et tragédies. La césure sur l’adversatif “ mais ”,
au-delà du XVIe et d’Aubigné, se rencontre avec Rotrou (L’Hercule
mourant), Molière (Les Fâcheux v.574, Le Misanthrope v.442, Tartuffe
v.1138), La Champmeslé joint à La Fontaine (Ragotin, 1884) et un
Corneille racinien (Suréna vers 689 et 841). Les “ FSM 5 ”
et “ FSM 11 ” ne sont pas si rares qu’on peut l’imaginer chez
Corneille et Molière, ou dans Les Plaideurs. Pour les tragédies de
Racine, voici quatre vers “ FSM 5 ”, le second sans récupération
féminine : “ Ah ! cher Narcisse, cours + au-devant de ton maître ; ”
“ Je pouvais revoir… Qui ? + J’en rougis. Mais enfin ”,
“ Prends cette lettre. Cours + au-devant de la reine[,] ” “ Vous
en Aulide ? Vous ? + Eh ! qu’y venez-vous faire ? ”
(Britannicus, vers 691 et 933, Iphigénie, vers 129 et 725).
Par
ailleurs, si Musset reprendra l’une des audaces de Cromwell qui
consiste à placer la ponctuation forte une syllabe au-delà de la césure, le
procédé vient encore du XVIIe avec tels exemples rares, mais
marquants, de Corneille : “ Ne le méritait pas, + moi ? /
Vous, ton impudence ” (Le Cid, v.225 en 1660), “ Je ne vous
cherchais pas, + moi. Que mal à propos ” (Le Menteur, v.1207),
“ Un jour se passe, deux, + trois, quatre, cinq, six, huit ; / […]
/ Chante, danse, discourt, + rit, mais sur mon honneur ! ” (La
Suite du Menteur, v.54-57). La nuance vient de ce que les pièces classiques
conservent la possibilité d’une interprétation sémantique et rythmique
compensatoire, quand l’audace romantique apparaît plus discordante avec rejet
1v signifié : “ Et sortit, l’air était + doux, et la nuit
profonde ; ” (Don Paez) “ Qu’on vous attend ;
allez + vite, et faites de sorte ” (Portia)[12].
Sur un autre plan, Hugo a pu trouver un spasme de contre- rejet épithétique
dans Polyeucte : “ Adieu, trop vertueux + objet et trop
charmant ” (v. 580) et, si la césure “ tout + ce (que) ”
est présente chez Racine et surtout Corneille, Hugo a dû affectionner la césure
“ tous + les ”, après une lecture de Cinna : “ Et
par les vœux de tous + leurs pareils souhaités ” (v.272).
Un
autre type de relecture des classiques par Hugo doit retenir notre attention. En
dépit d’une probable évolution quant à la solidarité syntaxique (tantôt
adverbiale, tantôt comparative) du mot “ comme ” du XVIe
(origine adverbiale encore proche de “ comment ”) au XIXe
(AP94), c’est parce qu’Hugo a pu le rencontrer à la rime chez Marot,
Ronsard, Du Bellay, Aubigné, et, nous dit Cornulier, tardivement chez La
Fontaine (Le Chartier embourbé, VI, 18), qu’il va le pratiquer à la
rime et être suivi par des poètes aux versifications diverses que sont Musset,
Lamartine et Gautier, mais aussi qu’il va le distribuer avec parcimonie, élidé
à la césure en 6 dans chacun de ses drames en vers, avant deux premières
occurrences lyriques publiées (Châtiments, Force des choses,
1853 et Les Contemplations, Halte en marchant, 1856). Il est relayé
par six exemples baudelairiens de 1855 à 1862 (S. Murphy 2003), avant de
devenir poncif chez Verlaine et Rimbaud. L’influence d’Aubigné peut être
plaidée à deux niveaux : épigraphe des Fleurs du Mal de 1857 et
comparaison des vers deux de Hernani (“ l’escalier / Dérobé ”
emblème romantique) et du livre I des Tragiques (“ comme ”
à la rime, étonnant pour un lecteur du premier tiers du XIXe)[13].
D’autres faits sont à observer (“ Dont ” ou “ Puis ”
6ème, suspens d’achèvements de rimes et vers, etc.), mais le
point vital concerne désormais l’approche en métricométrie, qui a su, pour
notre plus grand profit, formaliser la part essentielle du cadre de l’espace-jeu
métrique que se sont accordés les poètes du XIXe.
Fondés
sur une mise en perspective historique des mètres français classiques, les
critères de métricométrie mis au point par B. de Cornulier ont permis de dégager,
sur le plan linguistique, des points d’obstruction à la reconnaissance de la
mesure vocalique. Pour rappel, la métricométrie implique, définis
sommairement, quelques critères qui s’appliquent à des dites “ positions ”
de syllabes en supposée configuration métrique : P (préposition
1v suivie de sa base), C (proclitique mono- ou bivocalique, prénominal ou préverbal),
M (toute voyelle antérieure à la dernière voyelle masculine d’un mot
graphique), F (cas du e féminin posttonique ou du e féminin
simili posttonique postérieur à la dernière voyelle stable (DVS) dans un
clitique dissyllabique : cette, une, toute, etc.), s
(DVM de mot suivie d’un e posttonique non surnuméraire) et enfin le
critère de la position “ vide ”, c.-à-d. non concernée par les
mentions précédentes. Les critères CP, et grosso modo M, ont une
nature d’obstruction plutôt syntagmatiques, tandis que, portant sur le
traitement du e instable, les critères F et s sont très différents et
ont à voir avec les proscriptions respectivement de la césure lyrique et de la
césure analytique “ à l’italienne ”. L’astérisque * nous
permettra d’attirer l’attention sur les e masculins rangés sous C et
P, ou bien tout e à l’intérieur de mots sans préjuger s’il est féminin
ou masculin. Nous avons renoncé à tout raffinement du critère M, pour ne pas
créer une confusion entre son statut de pré-DVM et celui de voyelle
masculine quelque peu DVM de morphème ou lexème[14].
Tout simplement, le critère M peut
être élargi aux mots avec traits d’union et tirets, aux tournures avec
enclitiques (enclitique postcésural : “ éblouissez/+/-moi ”
chez Glatigny, relevé par J.-M. Gouvard (CV)), comme aux mots composés
avec simple(s) espacement(s), ou bien à des unités graphiques exceptionnelles
(cf. “ Ils en sont à l’A, B, + C, D du cœur humain ”, A
propos d’Horace, “ ver + de terre ” Pleurs dans la nuit,
Les Contemplations).
Pour
Rimbaud, l’élargissement aux mots avec espace concerne “ Sœur + de
charité ” dans le poème quasi homonyme et “ becs de canne ”,
variante orthographique dans L’Homme juste pour “ becs-de-cane ”
employé dans Les Misérables. Pour Le Bateau ivre, seront concernés
par M : “ Peaux-Rouges ”, “ tohu-bohus ”, “ tout
à coup ”, “ savez-vous ”, “ arcs-en-ciel ”,
voire “ très-antiques ”, mais non pas le calembour : “ Presque
île ”, ni, pour des raisons de contexte, la locution prépositionnelle
“ à travers ” ! Selon les deux textes de référence pour
l’établissement du Bateau ivre, “ tout à coup ” et “ arcs-en-ciel ”
apparaissent tantôt avec des tirets, tantôt non. Le cas de “ becs-de-cane ”,
orthographié “ becs de canne ” par Rimbaud, nous incite lui aussi
à considérer comme dérisoire le classement hiérarchique, sur base graphique,
des lexies soudées ou non par traits d’union. Les exemples d’enjambements
sur traits d’union (CV) n’offrent pas toujours le sentiment de déviance
métrique M, en tant qu’ils demeurent des jeux d’associations syntagmatiques
lâches. Voici quatre exemples hétérogènes qui permettent d’illustrer la
difficulté posée : “ Ou des fils enterrés-vivants dans leurs chimères ”
(A. Vacquerie, Demi-teintes, XXIII), “ Sera Napoléon-le-Petit
dans l’histoire ” (V. Hugo, Les Châtiments, A l’obéissance
passive, VII), “ Que celle de Montagne-aux-Herbes-Potagères ”
(C. Baudelaire, Les Epaves, Bouffonneries, Sur les débuts d’Amina
Boschetti), “ Tel est l’arrêt du Saint-Chapitre qui vous aime ”
(Leconte de Lisle, Poèmes tragiques, Hieronymus), à quoi ajouter
les enjambements sur variations typographiques chez les classiques : “ journal
+ de Trévoux ” (Voltaire) ou “ C’est ainsi qu’on travaille
+ un royaume en finance ” (Les Finances, Voltaire, 1775) ?
Le débat sur le critère M et sur les armatures syntagmatiques proches de l’unité-mot
sera approfondi dans notre étude du Bateau ivre. Au-delà de
l’observation métricométrique, nous étudierons les coupes morphémiques éventuelles
aux seules positions 6 et 12, d’autant que la pertinence d’un questionnement
morphémique des césures ne va pas sans ambiguïté, ni sans pari interprétatif
quant à la volonté ou parfois connaissance linguistique du poète.
Pour
conserver l’exclusivité FMCPs des lettres critères, nous avons adopté le
symbole valise “ ! ” pour caractériser un ensemble de phénomènes
variés : conjonctions de coordinations, pronoms relatifs simples suivis de
leur base, conjonctions que et si, adverbes 1v, présentatif “ c’est ”,
“ comme ”, interjections 1v, marqueur du vocatif “ ô ”,
antépositions phrastiques du déictique “ Là ” (cf. L’Ecole
des femmes), conjugaisons 1v des auxiliaires devant césure, les rejets de
longueur 1v. Ces phénomènes connus des classiques et courants chez Hugo ne
sont pas forcément amplifiés par Rimbaud. Par exemple, les successions “ ont ”
6 dans Le Satyre, le rejet de longueur anatonique 1v : “ Tout
tremblait ; on avait + eu du mal à le prendre ” dans Les Lions
ou les adverbes négatifs “ pas ”
7 du Sacre de la femme ou du Satyre (La Légende des siècles,
première série, 1959) lui sont moins familiers. La discordance potentielle du
“ pas ” 7 classique, chez La Fontaine (quasi onomatopée métrique)
ou Molière : “ Celui-ci ne voyait + pas plus loin que son nez ; ”
(III, 5, Le Renard et le bouc) “ Après que je l’ai vu + pas
plus grand que cela, ” (L’Ecole des femmes, v.258), est atténuée
par le léger ou net engrappement trisyllabique, comme nous l’a rappelé
J.-P. Bobillot. Mais, les “ pas ” 7 plus audacieux d’Hugo seront
bientôt reconduits en “ Pas ” 1 radical par Verlaine : “ Qui
n’a jamais eu de + naissance et ne s’achève / Pas, […] ” (Cellulairement,
Amoureuse du diable) et Rimbaud : “ Tant que sa lame n’aura
/ Pas coupé cette cervelle, / […] ”. Telles sont, dans les grandes
lignes, les particularités de la métricométrie support de notre étude.
Issues
des apports de la thèse de J.-M. Gouvard, donnons-nous pour cadre les quelques
conclusions de B. de Cornulier (AP94) sur les évolutions FMCPs6 des
alexandrins lyriques publiés au XIXe. Abstraction faite de
traitements énonciatifs et typographiques particuliers non négligeables (“ Elle ”
contrastif à la rime du vers 621 du Menteur de Corneille, un simili C6
chez Molière (L’Etourdi, v.236), cinq simili C6 et un simili M6
dans Les Plaideurs et Athalie de Racine : “ Je
quitterais ! et pour… + / Eh bien ? / Pour quelle mère ”
(Ath. V.700)), il n’apparaît pas d’alexandrins FMCPs6 (ou FMCPs12)
dans la poésie socialement reconnue d’environ 1550 à 1827. Seulement
deux exceptions, mais passées inaperçues jusqu’à présent. Un vers P6 en
1616 : “ Trois cornettes, et sous + les funestes drapeaux ”
(Les Tragiques, V, v.469) : dans son dictionnaire Les Trois siècles
de la Littérature française (1773), Sabatier de Castres omet dans son
article sur Aubigné de mentionner une œuvre qui ne sera redécouverte qu’au
XIXe. Un vers C10 (4-6v) de Ronsard : “ Sur mainte Eglise,
afin d’enrichir un / Moustier à part du revenu commun ” (La
Franciade, IV, v.1375-1376). On remarque cependant que le vers d’Aubigné
est appuyé par un mot grammatical en 5, se dérobant à l’isolement 1v de la
préposition césurielle.
Le
vers d’Aubigné excepté, c’est à partir de 1827 qu’apparaissent avec
Hugo de premiers vers CP6 dans une poésie ambitieuse (Cromwell, 1827,
v.777 et v. 5798 (trop oublié), Marion de Lorme, [1829], v.546 et
v.1124), Ruy Blas, 1838, v.2233). D’abord confinés au théâtre ou à
une poésie, soit satirique, soit plus frivole, ces phénomènes sont demeurés
fort rares au moins jusqu’à 1850. Sur un plan plus large, les audaces d’Hugo
sont rapidement caricaturées dans une production satirique marginale, puis
relayées en poésie lyrique. Toutefois, parmi les écrivains les plus connus
des années 1830, la stricte émulation FMCPs6 ne concerne pratiquement
personne. Dans la veine légère de certaines Premières poésies, Musset
a pu présenter un premier exemple de C6 dans le cadre de la poésie lyrique du
XIXe : “ on les + commence ” (Mardoche,
1829), sur lequel nous reviendrons. En-dehors du corpus observé jusqu’à présent
par les métriciens, O’Neddy a exploré les audaces de versification dans
cette parodie du romantisme que représente la Nuit première au début
de son recueil Feu et flamme (1833). On y trouve au moins un exemple de
C6 : “ je vais vous + susciter ”, ainsi qu’un historique
“ jusqu’+à ” : “ Et toujours ainsi, jusqu’à
l’heure expiatoire ”. En fait, au-delà du FMCPs6, ce poème
appellerait une intéressante étude métrique en contraste avec le reste du
recueil : “ Vingt jeunes hommes, tous artistes dans le cœur, ”
“ Vrai Dieu ! quels insensés dialogues ! –
L’analyse […] ” (plus synérèse !), “ La monstruosité
de ce métaphysique / Désordre, je vais vous susciter le tableau
[…] ”, “ – Oh ! les anciens jours ! dit Reblo :
les anciens jours ! ”, “ Camarades, c’était + là
qu’il faisait bon vivre ”, “ Ciel et terre !… est-ce
que les âmes de poète ”, “ Devant l’Art-Dieu que tout
pouvoir s’anéantisse[,] ” à quoi s’ajoutent les jeux métriques
impliquant plusieurs vers ou de plus classiques rejets à la césure. Les poètes
ne persévérant pas sur le plan FMCPs6, une distinction de fait s’impose dès
lors entre vers lyriques et vers de théâtre, à l’instar des hiérarchies
entre genres pour les siècles antérieurs. Pour sa part, Hugo, dont les CP6
sont déjà rares dans ses drames en vers (Théâtre en liberté y
compris), ne publie qu’un seul alexandrin P6 en poésie lyrique avant 1872.
Compris dans un discours direct proche de la distanciation théâtrale entre la
voix du poète et du héros (AP94), il s’agit d’un vers du Mariage
de Roland : “ Sans m’arrêter et sans me reposer, je
puis ” (La Légende des siècles, Première Série, 1859, date de
composition plausible, mais invérifiable : 1846). Rimbaud n’a pu en
connaître que deux autres exemples avec le recueil L’Année terrible
(1872), à une époque où il n’est plus pertinent d’envisager une
quelconque influence.
Tant
pis pour les vers inconnus et non publiés de Jules Verne (AP94),
l’accumulation de vers CP6 dans le cadre de la poésie lyrique semble initiée
par deux exemples de Baudelaire° et deux autres de Blanchecotte*, de 1851 à
1855 (“ comme un + outil ” 1851°, “ à la + très bonne ”
1854°, “ non les + succès ”*, “ je les + reprends ”*
1855). Baudelaire et Leconte de Lisle, notamment, assureront la promotion des
CP6 par la suite. Un premier s6 (NB : s6=F7) apparaît avec Villiers
de L’Isle-Adam en 1859 (“ La Pauvreté, squele+tte sombre aux yeux
funestes ”), puis deux autres chez Auguste de Châtillon en 1866, à
moins d’admettre la dominante locale de 4-4-4v fondamentalement tels (AP94).
Leconte de Lisle imite le s6 de Villiers dans le Kaïn (sic) qui ouvre le
second Parnasse contemporain (1869) : “ Plus haut que ce tumu+lte
vain, comme il parla ”, édition appréciée justement par Rimbaud, qui
ne fera toutefois écho à ce type de vers qu’en 1872 (Famille maudite).
Deux premiers F6 (sur clitiques dissyllabiques ou mots grammaticaux : “ Elle
était belle, elle t’aimait, elle est passée, ” ” (Blanchecotte)
et “ Il faut chercher quelque désert où ta douleur ” (Mendès))
et trois “ premiers ” M6 (Banville°, Blanchecotte*, Mendès)
apparaissent en 1861 : “ Où je filais pensi+vement la blanche laine ”°,
“ Il me faut l’air et l’in+fini, le libre espace[,] ”* “ Et
quand l’aurore a terr+assé la messe noire, ” cinq exemples où apparaît
toutefois, à chaque reprise, un relief syntaxique 4-4-4v. Egalement, 1861 est
l’année de publication d’une seconde édition des Fleurs du Mal où
s’accumulent de nouveaux et nombreux vers CP6. Enfin, de premiers F6 sur mots
lexicaux semblent apparaître avec Rimbaud en 1872 (“ Qu’est-ce ”
et Famille maudite/Mémoire). Tous ensemble, ces critères, pris
dans une telle historicité, ont donc une valeur discriminante, quoique
relative, en ce qui concerne la formation de césures, et repérer la démarcation
de positions plus ou moins régulièrement marquées “ vides ”
permet d’envisager la formation éventuelle des hémistiches. Tels sont les
acquis dus à B. de Cornulier et J.-M. Gouvard.
Cependant,
ce tableau est à nuancer. A rebours des hésitations de P. Martinon et J.-M.
Gouvard, J. Bienvenu (communication personnelle) nous a confirmé la datation
des M6 de Blanchecotte et Banville en 1861, avec antériorité de Blanchecotte,
mais la datation des vers de Mendès pose problème, le recueil Philoméla
n’a été publié qu’en 1863 ou 1864. L’influence historique du M6 de
Banville est renforcée par le prestige de l’auteur à l’époque, mais aussi
par le fait que le vers est reconduit tel quel en 1867 dans l’édition
originale des Exilés, la seule connue de Rimbaud. Comme Leconte de Lisle
à son s6, Banville renoncera à un vers M6 dont la césure morphémique s’avère “ à l’italienne ” : “ pensi+ve-ment ”.
Le vers est corrigé dans la 2nde édition des Exilés en
1875, mais J. Bienvenu nous rappelle que Leconte de Lisle lui-même en célèbre
la première mouture lors de sa réponse à la fameuse enquête de Jules Huret,
en insistant étonnamment sur l’harmonie césurielle de ce qui passe parfois
aujourd’hui pour un pur trimètre. Pour Leconte de Lisle, ce vers a une
césure, mais il ne dit pas où. Ce vers M6 est cité également en 1901 dans le
Testament poétique de Sully Prudhomme, mais toujours sous forme d’appréhension
confuse, à tel point que c’est sa correction de 1875 qui permet de nettement
plaider pour un effet de sens suspensif en mode 6-6v : “ Où je
filais d’un doigt + pensif la blanche laine, ” version qui ne fût pas
connue de Rimbaud, mais le poème La Reine Omphale se fondait sur une
logique de trimètres diffus abondants dans le poème, ce qui permettait de
cerner les enjeux de modulation subtile du fameux M6 initial.
En
réalité, la définition césurielle du trimètre n’a pas été correctement
établie par W. Ténint lui-même en 1844. Nous avons vu que la théorie de
l’alexandrin romantique dont il se fait le théoricien suppose une concurrence
de deux césures. Le vers a une césure fixe traditionnelle à laquelle, comme
le dit Ténint, aucun poète ne se soustrait, lui ménageant une espèce de “ prérogative
royale ” que prouve le maintien de la proscription de la césure lyrique
à son endroit. Mais, selon sa loi de superposition des deux césures,
apparaît encore une concurrente césure mobile de nature syntaxique lâche qui
admet elle le e conclusif de mesure. Selon Ténint, il existe 11 formes
d’alexandrins à césure mobile de type binaire : 1-11, 2-10,…, 10-2,
11-1, dont la clé de voûte 6-6 représente l’état parfait de superposition
de la césure mobile à la césure fixe. Mais, outre la vacuité théorique de
ce mode de relation à l’irrégularité, Ténint commet l’erreur fatale
d’intégrer la nouveauté du trimètre à son propos. Il le définit comme
comportant deux césures fixes et s’en tient cette fois à un type rigide, sans
lui présupposer aucun jeu de variation des césures mobiles en syntaxe, ce
qui montre que le trimètre était uniquement perçu comme une relation stricte
4-4-4v (excluant même la césure lyrique), – c.-à-d. surgissement d’un
vers nouveau incongru en contradiction avec la césure mobile supposée aux vers
binaires, – et ce qui montre que notre théoricien amateur n’a même pas
identifié les subversifs faux trimètres anaphoriques de Hernani, Ruy
Blas (Don Paez ?), cités plus haut. Ténint commet surtout une
bourde énorme. Au lieu de considérer que le trimètre a deux césures mobiles
et un maintien de la césure fixe, ce qui serait moins incohérent, Ténint (si
pas dans l’esprit, en tout cas dans la lettre) admet d’emblée le trimètre
comme une mesure substitutive qui renonce à la césure fixe de l’alexandrin
binaire. Et, si les pratiques des principaux poètes romantiques ne peuvent que
le contredire, Ténint jette un fameux pavé dans la mare en citant un vers de
son ami Challamel, inconnu comme poète : “ Grands et petits, rois et
sujets, sages et fous. ” Avec son “ et ” 6 extraordinaire
à l’époque, c’est une aveugle niaiserie qui révolutionne la structure de
l’alexandrin 25 ans avant Verlaine et Rimbaud. En réalité, paresseusement
livrés à la confusion des termes, les poètes eux-mêmes manqueront à poser
correctement une définition de la césure ou du trimètre. Evasivement, le célèbre
vers de Banville est un 6-6v et un trimètre, constat sans argument. Or, étant
donné la rencontre patente entre les FMCPs6 et la question du trimètre, une
histoire du trimètre ne peut qu’importer à toute entreprise de critique du
vers au XIXe.
Par
ailleurs, la perspective très favorable à Baudelaire de l’historique proposé
par J.-M. Gouvard est contredite par les faits. Quelque soit le coût du passage
du vers de théâtre au vers lyrique, un vers CP6 de la période 1827-1851 chez
tel ou tel auteur (Musset, O’Neddy, Barbier, etc.) témoigne de l’influence
d’Hugo et non pas d’un accident imprévisible avant la publication des Fleurs
du Mal. Faute de considérer l’importance décisive du théâtre hugolien,
l’essentiel n’a pas été vu. A partir de Cromwell, Hugo distribue
avec parcimonie des vers au profil CP6 dans son théâtre, et, dans le même
mouvement, il commence à pratiquer la culture d’un mode d’alexandrin
ambivalent qui respecte la césure binaire, tout en adoptant une allure de trimètre
prononcé. Le vers modèle de Suréna sera imité et donc référencé
par Gautier en 1838 (Poésies diverses, La Thébaïde : “ Ne
plus penser, ne plus aimer, ne plus haïr ; ” lequel est à
son tour cité par Ténint dès 1844. Hugo va continuellement assouplir sa
relation au trimètre, soit qu’il médite l’allure 444 du vers (anaphores,
symétries, changement d’interlocuteurs, triple prédication, mise en relief
de syntagmes, répétitions 4v aux deux bornes externes du 6-6v, enjambement
libre 4v à l’une ou l’autre borne du vers, prédilection pour le rejet d’épithète
ou de groupe prépositionnel 2v ; échos 444v plus imprécis, mais plus
abondants, etc.), soit qu’il invente l’anaphore ternaire décalée :
“ C’est l’Allemagne, c’est + la Flandre, c’est l’Espagne ”
(Hernani, v.1769), “ Comme un infâme ! comme + un lâche !
comme un chien ! ” (Ruy Blas, v.2208). Dans Marion de
Lorme, il associe l’allure de trimètre et le C6 : “ Comme
elle y va ! / C’est un + refus ? / Mais je suis vôtre ! ”
(v.1224). Musset, camarade de classe du beau-frère d’Hugo, et Sainte-Beuve,
ami intime d’Hugo et de sa femme, ont tous deux exploité cette conjonction
particulière dès 1829, bien avant la publication de la pièce. Dans Mardoche,
Musset propose son unique vers lyrique C6 en fonction d’une relative
syntaxe ternaire : “ Mais une fois qu’on les + commence, on
ne peut plus ”, tandis que l’intrigant et hypocrite Sainte-Beuve, qui déconseilla
probablement à Hugo de persévérer dans le CP6, comme il l’a fait plus tard
pour Verlaine, pratique, mais atténue l’audace, à l’aide d’un
contre-rejet épithétique (école Chénier) : “ Belle ignorante, aux
blonds + cheveux, au cou de neige ? ” (Vie, poésies et pensées
de Joseph Delorme, Sonnet). En revanche, l’effet de trimètre à césure
atténuée n’est pas relevé parmi les audaces du Petit Cénacle (Borel ou
O’Neddy). Le recueil Rhapsodies de Borel, publié en 1831, comprend une
parodie de Marion de Lorme sous forme de scène. Classique dans sa
versification, l’auteur imite pour une fois l’insolence métrique d’Hugo,
en tout cas telle qu’issue de l’influence décisive de Chénier sur Vigny,
et il propose ce que nous avons découvert comme le tout premier enjambement
sur mot par un grand nom de la poésie romantique, vers de trente ans antérieur
aux exemples de 1861 : “ Adrien, que je redise encore une
fois[.] ” Le vers est exceptionnel. La césure se fait sur le préfixe
“ re ”, sur un morphème donc !, et sur un “ e ”
instable à l’intérieur d’un mot !, au milieu d’un dissyllabe !,
tout cela dans un corps d’énoncé prosaïque aux contours peu prononcés. Pas
moins de trois “ e ” instables précèdent la césure, cependant
que l’adverbe “ encore ”, généralement placé avant ou juste
après la césure, ici décalé une syllabe après, aggrave la difficulté de
reconnaissance métrique. Il faudra attendre Verlaine et Rimbaud pour renouer
avec des audaces aussi spectaculaires. De son côté, Musset, en s’inspirant
par ailleurs du “ comme si ” hugolien, pratique l’audace C12 à
la rime, à l’instar de Ronsard ou des acrobaties de chant aux vers courts[15] :
“ Cousu d’or comme un paon – frais et joyeux comme une / Aile de
papillon […] ”, procédé qui a marqué de façon décisive le célèbre
poète de la rime qu’est Banville, dès Les Cariatides en 1842. Ainsi,
en 1851, loin d’innover, Baudelaire décalque directement le vers de Marion
de Lorme et reprend au genre masculin la fin de vers de Musset, avec toute
la logique de trimètre et césure du déterminant “ un ” du vers
essentiel de Marion de Lorme, dans son Voyage à Cythère :
“ Chacun plantant, comme un + outil, son bec impur ”. Il reconduit
cette imitation, délestée du renvoi au trimètre, dans Un fantôme à
la métrique 4-6v, là où J.-M. Gouvard croit détecter un invraisemblable 5-5v
“ à l’italienne ” : “ Je suis comme un
peintre qu’un Dieu moqueur ”. Très influent sur Verlaine, le célèbre
trimètre “ A la très-belle, à la + très-bonne, à la très-chère, ”
(“ Que diras-tu, ce soir,… ”) mise en abîme du titre du
recueil, est inspiré toujours et encore du vers de Marion de Lorme, mais
cette fois avec, outre celle des trimètres anaphoriques de Cromwell, une
influence du trimètre à contre-rejet épithétique de Sainte-Beuve.
Pareillement, le vers : “ Dans quel philtre ? – dans quel +
vin ? – dans quelle tisane ? ” est inspiré d’Hugo et
Musset, et notamment des faux trimètres anaphoriques de Hernani et Ruy
Blas cités plus haut.
Dans
la confidence de Sainte-Beuve (ou Musset, Vacquerie…), Baudelaire[16],
et de proche en proche, Banville, Blanchecotte, et quelques autres poètes, vont
alors prendre le pli de pratiquer la discordance binaire compensée par une
allure de trimètre, surtout au plan des audaces lexicales nouvelles à la césure.
Cette compensation ne fut en aucun cas naturelle, comme le prouvent le cas par
cas des vers déviants d’Hugo et Musset, et le cas de Borel et O’Neddy qui
“ ignorent ” l’aspect de la compensation ternaire. Le non dit
permettra à Baudelaire de s’attribuer le mérite d’Hugo aux yeux du
Verlaine ébloui. Sans le savoir, Verlaine, dont les recueils Poèmes
saturniens et Sagesse maximalisent une recherche d’ambivalence
trouble du trimètre ou ternaire pour plus d’un tiers de ses
alexandrins, avait une pensée métrique foncièrement héritée d’Hugo. Nous
venons d’établir l’histoire de l’alexandrin. Au moment où Rimbaud entre
en littérature, sa composition est résolument 6-6v et n’admet qu’une
concurrence secondaire en prosodie d’un rythme ternaire généralement trimètre
444, soit à métricité locale interne 4-4-4v, soit à découpage syntaxique
(occurrences de e féminins en 4 et 8), quelques fois d’une allure
ternaire irrégulière par dérobade à la référence du trimètre. Le trimètre
4-4-4v est le seul prétendant à une possible substitution métrique autonome
chez des poètes ou doctes de second ordre Châtillon et plus naïvement
Challamel et Ténint. La persistance d’une césure normale du 6-6v peut
largement se justifier par une comparaison des effets similaires à l’entrevers,
par exemple les CPM12 chez Banville ou Verlaine, comparaison qui permettrait
peut-être par ailleurs de distinguer l’enjambement ludique acrobatique,
voyant à la rime, d’une pratique de crise à la césure. Toutefois, la
conjonction d’enjambements toujours plus discordants et de trimètres (à métricité
interne) tend à préparer la dislocation du système. Une pointe cime critique
est atteinte par Banville en 1861 : “ Où je filais pensivement
la blanche laine, ” ce que Mallarmé approfondit par des enjambements sur
des formes adverbiales similaires, mais différentes au plan des morphèmes et phonèmes,
puis graphies : “ indo+lemment ” (Parnasse
contemporain, L’Azur, 1866) et “ noncha+lamment ”
(Parnasse contemporain, Hérodiade, 1869). En 1869 (Fêtes
galantes, Dans la grotte), Verlaine extrait une forme classique rare
du XVIIe , trois quatrains de 8v avec 6-6v contrastif pénultième,
qu’il enrichit de clichés affectés classiques dont : “ tigresse
d’Hyrcanie ” ; or, il opère, non plus par la niaiserie, mais par
un traitement de génie, le basculement de l’incertitude métrique du côté
de la prosodie au plan du premier quatrain et du premier 6-6v du poème. En
effet, syntaxe et assonances, le premier quatrain a une rythmique entraînante
4v qui se superpose à un schéma métrique et strophique qui ne sera pleinement
validé que par sa reconduction moins tourmentée aux quatrains suivants. Or, le
6-6v isolé est contaminé par cette allure 4v, mais, loin de profiter dès lors
du surgissement insolent du trimètre, Verlaine qui a opéré l’obstruction à
la reconnaissance du 6-6v par un effet M6, déplace l’idée de reprise “ à
l’italienne ” du célèbre M6 de Banville, à la seconde articulation
du trimètre, créant ainsi une instabilité métrique forte, en rupture avec
toutes les conventions métriques, même anticipées, d’une époque : “ Là,
Je me tue # à vos genoux ! / Car ma détresse # est infinie, / Et
la tigresse # épou+vanta # ble d’Hyrcanie / Est une agnelle #
au prix de vous. ” Ce vers historique représente la prémisse
encourageante de ce que Rimbaud et Verlaine (sa valeur témoin étant Cellulairement !)
entreprendront en 1872-1873, au moment de leur compagnonnage. La tension entre
le trimètre et la structure binaire de l’alexandrin sera un centre
d’attention privilégiée dans le corpus rimbaldien.
Aussi
convient-il de faire un sort rapide à la question du trimètre classique.
L’allure prédicative de vers classiques semble relever du choix du trimètre,
et pas uniquement à cause de particularités décrites plus haut, mais aussi à
cause d’une insuffisante attention apportée aux grands nombres de césures
classiques sur structures verbales (“ C’est assez dit. / Je suis +
exact plus qu’aucun autre ”[,] “ Mais le voici : prenons +
plaisir de l’aventure ”, “ Le précepteur : je veux + un
peu l’entretenir, ” “ Il n’importe. Je suis + à vous dans un
moment ” (Le Dépit amoureux, v.740, v.1630, v.650, L’Etourdi,
v.1765). G. Paris, puis P. Martinon ont montré que le trimètre n’est
qu’une prosodie seconde au 6-6v, vu que l’enjambement sur mot n’existe pas
chez les classiques, logique qu’on ne peut que reconduire pour le XIXe,
au-delà même des premiers M6 de 1831 ou 1861. Mais, P. Martinon a encore
raison de les cataloguer à peu près tous parmi les illusions d’optique,
quoique lui-même leurré par une théorie du tétramètre alexandrin.
L’abondance de vers où la position 9ème est marquée par un infléchissement
prédicatif rencontre parfois une inflexion 4ème frappante, il en résulte
la sensation trompeuse du trimètre, à quoi ajouter le caractère de rythme non
centré sur la forme hémistiche au plus près d’un certain XVIe.
Pourtant, les deux meilleurs exemples de trimètres potentiels issus des Satires
de Régnier : “ Facile au vice, il hait + les vieux et les dédaigne ”
et “ Quand il en sort, il a + plus d’yeux, et plus aigus[,] ”
sont cités dans les traités du XVIIe comme de simples mauvaises césures.
En fait, seule la prégnance reconnue du thème dans le XIXe avancé,
ou poète par poète après 1827, puisque les rejets épithétiques 2v de
Lamartine semblent former parfois des trimètres accidentels, permet de parler
de trimètres pour de sembables configurations, peut-être aussi pour une genèse
encore à défricher du côté de Chénier et Vigny. La prosodie 4-4-4v chez les
classiques ne peut relever que d’un effet de composition volontaire avec stratégie
de réception à la lecture du vers. Voici ceux que nous avons décidé
d’admettre : “ Traîner les pieds, mener + les bras, hocher la tête, ”
(Aubigné, Les Tragiques, II, v.1283, 1616, relevé inédit) “ Et
je le garde… / A qui + Carlos ? / Amon vainqueur[,] ” (comparer :
“ A qui, don Lope ? / A moi, Madame… / Et l’autre ? / A
moi. ” (Corneille, Don Sanche d’Aragon, v.328 et 951, trimètre
et trimètre approchant, 1650), “ A moi, Monsieur, à moi + de grâce, à
moi, Monsieur : ” (Plutôt Corneille ? , Le Bourgeois
gentilhomme, 1670, trimètre répété deux fois qui encadre la première
entrée du Ballet des nations, auquel comparer le vers qui termine la
seconde entrée et la pièce : “ Les Dieux mêmes, les Dieux +
n’en ont point de plus doux. ”), “ Ces yeux perçants, ces yeux
+ tendres, mais amoureux, ” (Corneille, Psyché, v.1066, 1671, on
retrouve le même problème de certitude que pour Régnier, d’autant que h2
forme un syntagme adjectival cohérent, mais le contexte Molière - Corneille
doit ici faire partie de l’argument), “ Toujours aimer, toujours +
souffrir, toujours mourir[,] ” (Corneille, Suréna, v.268, 1674)
“ Maudit château ! maudit + amour ! maudit voyage ! ”
(Ragotin, V, 1684), “ Et sur un char, pareil + au char qui dans la
Grèce… ” (cas limite de Roucher), “ Sa voix faible, ses yeux +
éteints, ses pas tremblants… ” (Marmontel avec prosodie F4), “ Toujours
ivre, toujours + débile, chancelant ” (Chénier, imitation du trimètre
de Suréna, mais solution non trimètre), “ Voilà pourquoi,
toujours + prudents, et toujours sages, ” (Vigny, Eloa, exemple
troublant de 1824). Faute de démonstration appuyée, notre fin de non-recevoir
pour le reste vaut en tout cas ici comme protection avancée de la prédominance
6-6v au plan cognitif. L’important pour nous, c’est de bien comprendre
que le trimètre n’est pas une simple affaire d’allure prosodique et sa
classification est liée à des effets de composition, puis de contexte,
jusqu’à présent sous-estimés. Nous reprendrons cette discussion critique
dans un autre article et nous permettrons d’être plus péremptoire au plan de
la présente étude rimbaldienne.
Enfin,
deux autres possibilités restent à apprécier, le vers faux et le mélange de
mètres composés de longueur globale équivalente. Avant la révolution métrique
de 1872 et des deux versions connues de Tête de faune, Rimbaud ne semble
pas avoir pratiqué le vers faux volontaire, il s’est contenté de le suggérer
comme prosaïsme ou panneau du leurre graphique dans : “ Dr
Venetti, Traité + de l’Amour conjugal ” (Album zutique, avec
signal consonantique “ drr ” régulant (J.-P. Bobillot)). Adepte
d’une versification plus classique, Barbey d’Aurevilly présente pourtant un
remarquable vers faux dans son poème La Maîtresse rousse : “ Aussi
ce n’était pas pour le temps d’une orgie, / Mais pour le temps d’une éternité,
que je l’avais choisie : / Ma compagne jusqu’à la mort ! ”.
Au lieu de l’hémistiche : “ Mais pour l’éternité ”,
Barbey reprend la modalisation périphrastique et crée une sorte d’alchimie
syllabique “ cinq + X ” : “ Mais pour le temps
d’une… ”, où le mot “ éternité ” (en gradation
d’intensité par rapport à “ orgie ”) vaut comme une sorte de 6ème
syllabe suspensive absolue. Ce vers miracle a pu inspirer au moins un vers faux
tardif de Verlaine où il est question d’un adverbe en “ trop ” !
Quant au mélange des différents décasyllabes dans Tête de faune,
au-delà d’une alternance 4-6v et 5-5v constante, repérée par P. Rocher (via
P. Martinon) dans un poème des Nuits persanes d’A. Renaud que Rimbaud
a lu et possédé, elle a pu s’inspirer du mélange de Souvenir des Alpes
de Musset (mélange vu également par S. Murphy (communication personnelle) et
J.-M. Gouvard), et surtout des 5-5v déviants tirant vers le 4-6v dans Marco
(Poèmes saturniens : “ Communiquant sa terrible colère, ”
“ Le bruit du vent de + la nuit dans un arbre[.] ” A quoi
ajouter les compensations 6-4v en contexte 4-6v chez Voltaire et Verlaine, et la
lecture des théories césurielles farfelues dans les traités peu rigoureux de
Ténint et Banville. Le trimètre et le mélange des “ décasyllabes ”
sont les deux jeux de tension chez Verlaine qui précipiteront la dislocation
finale du repère métrique par le même Verlaine et Rimbaud en
1872-1873. Faute de “ décasyllabes ” de Rimbaud avant Tête de
faune, c’est le cadre métrique originel du 6-6v de Rimbaud qui va nous
livrer la pensée de départ qui fût celle de l’immense novateur et révolutionnaire
que nous célébrons encore aujourd’hui.
2.
Evolution de l’alexandrin du jeune Arthur en 69-70 :
B.
de Cornulier a déjà opéré l’étude des premiers vers de Rimbaud. Mais,
notre configuration élargie du mode FMCP au mode FMCPs !* (annoncé plus
haut) se penchera sur un certain nombre de cas particuliers – éventuels
ternaires – positions d’épithètes à la césure, et sur des configurations
d’alexandrins romantiques définies par J.-M. Gouvard. Surtout, nous allons présenter
un découpage en quatre ensembles FMCPs !* pour les années 1869-1870,
susceptibles de mettre en relief l’évolution rimbaldienne, et leur adjoindre
une étude d’ensemble complémentaire. Notre idée est que, pour les années
1869-1870, on peut adopter une articulation ferme très signifiante. En effet,
jusqu’au recueil Demeny, il nous semble pertinent de proposer les quatre
ensemble suivants. 1°) Ensemble de 551 alexandrins comprenant : Invocation
à Vénus (bien que plagiat), Les Etrennes des orphelins, les trois
poèmes de la 1ère lettre à Banville ([Sensation], Ophélie,
Credo in unam), les alexandrins de 1870 remis à Izambard (Ophélie,
A la Musique, Le Forgeron, Vénus anadyomène et les 7
alexandrins compris dans le roman Un cœur sous une soutane). Les qualités
d’équivalence permettent de fondre les versions Banville et Izambard du poème
Ophélie en une seule entité métrique de 36 vers. 2°) Ensemble de 378
vers doublets qui implique une confrontation des alexandrins communs à
l’ensemble cerné ci-devant et à l’ensemble formé par le dossier de poèmes
remis en septembre – octobre 1870 au seul Demeny : Ophélie, Sensation,
Vénus anadyomène, A la musique, 156 vers du poème Le
Forgeron et 128 vers de Credo in unam devenu Soleil et chair.
3°) Ensemble de 64 alexandrins impliquant trois poèmes du dossier Demeny dont
G. Izambard a revendiqué la connaissance antérieure : Le Buffet, Bal
des pendus et “ Morts de quatre-vingt-douze… ”. On
remarquera que Le Buffet développe un noyau thématique des Etrennes
des orphelins en jouant sur une surabondance comme rudimentaire dans les répétitions,
tandis que l’isolement des 36 alexandrins disposés en quatrains de Bal des
pendus correspond à une formule adoptée également pour Ophélie et
A la Musique. 4°) Ensemble de 174 vers comprenant, avec dominante des
sonnets, le reste inédit du dossier Demeny de septembre – octobre 1870 :
22 vers inédits du Forgeron, Roman, 8 vers de Rêvé pour
l’hiver, L’Eclatante victoire de Sarrebrück, [Au Cabaret-Vert],
Le Dormeur du val, Ma Bohême, La Maline, Le Châtiment
de Tartufe, Rages de Césars, Le Mal. Comme l’indiquent les
problématiques pour les ensembles 2 et 3, ces quatre groupements n’établissent
pas une chronologie pure et nous n’avons pas daigné évaluer celle-ci.
Egalement, l’ensemble 2 est inclus génétiquement, mais pas intégralement,
dans l’ensemble 1. Il n’est donc pas question d’additionner ou juxtaposer
de tels ensembles.
Appliquons
plutôt les critères FMCPs !* aux positions métriques 6 et 12 de chacun
de ces ensembles pour en dégager les grandes lignes. Le premier ensemble, étendu
sur la durée, mais visiblement tout antérieur au mois d’août 1870, ne
laisse paraître que trois faits saillants : “ que ” 6 et “ là ”
12 dans Les Etrennes des orphelins, puis “ dans ” 6 pour Credo
in unam (CP !6 : 2/551 et CP !6&12 : 3/[551]).
Rimbaud joue vraisemblablement sur une stratégie de l’élocution parallèle
quand il compose les “ que ” 6 et “ Là ” 12 des Etrennes
des orphelins. L’audace est présente, mais on se gardera de la surévaluer.
Le “ là ” 12 n’est pas déviant, mais trivial. En particulier,
un ensemble de réalisations variées de “ là ” 6 crée une
longueur tonale riche de résonances dans L’Ecole des femmes de Molière,
notamment à l’aide du vers de jalousie d’Arnolphe : “ Est une
chose… là… qui fait qu’on s’inquiète… ”, appelé à de
nombreux échos dans la pièce. Néanmoins, ce trait suspensif antérieur à
Rimbaud n’empêche pas de constater que la mimétique enfantine du “ là ”
12 dans Les Etrennes des orphelins suppose un lyrisme familier nettement
héritier du romantisme. Le “ que ” 6 témoigne d’un similaire
ton de familiarité. Quoique son e masculin rompe en visière avec un
tabou de l’époque, il a une réalisation suspensive des plus naturelles et la
structure du vers n’y est toujours pas menacée en tant que telle. Par la
suite, si, des Etrennes des orphelins à la lettre à Banville, Rimbaud
devient plus exigeant quant à la qualité de ses rimes, sa versification
demeure classique : ses hémistiches conclusifs de vers sont presque tous
parfaitement consistants et il ne se rencontre pas tant d’enjambements à la césure.
Pour le dossier Izambard, si on fait abstraction du jeu sur les contre-rejets
(cf. Vénus anadyomène), l’évolution ne devient sensible qu’à
propos de la version incomplète du Forgeron où il est question de
nombreux débordements, mais pas encore sur le plan FMCPs !*6. Le second
ensemble, en reprenant 378 vers de l’ensemble précédent, ne reconduit, de
nos trois traits remarquables, que le seul “ dans ” 6 de Credo
in unam, pourtant si timide, puisqu’il est, comme le précise M. Murat,
harmonisé par la répétition “ infini ” d’un hémistiche à
l’autre : “ L’amour infini dans un infini Sourire ! ”
(CP ! 6(&12) : 1/[378]). En revanche, les faits de réécriture
propres au dossier Demeny font apparaître deux configurations saillantes supplémentaires :
un “ à ” P6 dans A la Musique et un “ leur ”
C6 dans Le Forgeron (CP !6(&12) : 3/[378]). Puis,
l’ensemble 3 propre au seul Recueil Demeny, mais revendiqué quelque peu par
Izambard, présente à son tour un cas exceptionnel de “ de ” P*6
qui a très bien pu faire partie d’une version antérieure de “ Morts
de quatre-vingt-douze… ”, lue par Izambard sous le titre Aux morts
de Valmy. De là une proportion CP ! 6 (&12) : 1/[64]. Bref,
quelles que soient les configurations, nous venons à peine ici de dépasser le
1% de vers déviants et encore est-ce à partir d’un cas isolé. L’approche
statistique de ces trois premiers ensembles révèlent que Rimbaud ne pratique
guère une métrique en avance sur son temps avant l’été 1870. Il a dû
prendre conscience, à un moment ou un autre, que ni Banville, ni Izambard ne
pouvaient raisonnablement lui attribuer des prétentions étonnantes en la matière.
Dans le même ordre d’idées, on a pu noter certaines irrégularités dans les
schémas rimiques des poèmes de 1870 : le second quatrain de Vénus
anadyomène (version Demeny), le premier quatrain du poème A la Musique
et surtout la signifiante inscription de quatre rimes croisées au sein des
rimes plates de Credo in unam / Soleil et chair. Ces trois déviances
sont audacieuses (cf. S. Murphy, éd. Poésies 99), quoique le cas du poème
A la Musique n’ait rien d’exceptionnel en fait de décalage rimique
sur strophe initiale (B. de Cornulier). Toutefois, s’il est évident que
Rimbaud se montre un précoce aventurier baudelairien quant au déploiement
rimique des sonnets, l’exemple des rimes croisées dans Credo in unam
est sans doute né d’une réflexion alimentée par des exemples, dont l’un
s’impose avec évidence, puisque le plagiat de Sully Prudhomme : Invocation
à Vénus, source thématique forte pour Credo in unam, clôt une série
de rimes plates par quatre rimes embrassées[17].
Voilà
donc quelques points qui devraient relativiser la question du sarcasme mature à
propos des poèmes latins, du poème Les Etrennes des orphelins et de la
1ère lettre à Banville ! Certes, pour en revenir à la seule métrique,
le “ que ” 6 est étonnant et même précoce quant à Rimbaud,
mais, en confondant sur un même plan le “ que ” relatif,
conjonctif ou adverbe, deux exemples de plus de trente ans antérieurs se
manifestent dans le recueil Feu et flamme (1833) de Philothée O’Neddy :
“ Ciel et terre… est-ce que les âmes des poètes […] ”
(Nuit première) et “ En un mot tout ce que ta vénusté
rassemble […] ” (Nuit huitième, Eros). Avec le dernier
vers de La Carpe et les carpillons (Fables de Florian, XVIIIe) :
“ C’est que… c’est que… je ne finirais pas ”, ces deux
exemples remettent en cause l’explication supposée par M. Murat quant au
caractère exceptionnel du vers de Rimbaud : “ Il s’agit en effet
d’une des toutes premières occurrences de que en 6ème
position, après celle de Nuit du walpurgis classique (1866) ;
l’instabilité du e même en position pré-tonique explique que son
apparition à la césure soit plus tardive que celle des mots grammaticaux à
voyelle pleine. ” Malgré l’apport considérable des distinctions entre
théâtre romantique et poésie lyrique du XIXe, malgré les
distinctions entre genres bas et genres nobles pour le passé, malgré les
distinctions entre poésie socialement reconnue et poésie sans prétention, il
convient de ne pas présenter une élégante adéquation entre la chronologie
d’une évolution métrique d’ensemble et la hiérarchie des transgressions
possibles. Certes, Rimbaud s’en est pris directement à des formes déviantes
spectaculaires qui auront vite fait de le présenter comme l’un des poètes
les plus audacieux sur le plan métrique : un précoce et rare “ que ”
6, un cas rare de “ à ” 6, un historique, mais pas premier “ de ”
6, deux historiques premiers “ je ” 6. Mais il faut garder à
l’esprit la possible mise en valeur rétrospective de telles audaces,
notamment par la création des “ je ” 6, audaces peut-être légèrement
postérieures aux autres mentionnées ici. Les prépositions “ de ”
et “ à ” sont malgré tout les prépositions les plus courantes
en français, tandis qu’une construction suspensive du “ que ” 6
représente un cas peu troublant de e masculin 6 en langue française, très
naturel à la césure, le cas de la rime en position 12 étant seul plus
complexe. Le “ que ” 6 de Verlaine (“ Diaphanes, et que +
le clair de lune fait ”) est rendu spectaculaire en fonction du profil
donné par la modulation instable des e masculins et e féminins
dans ce vers qui passe entre deux rejets. En revanche, les deux “ que ”
6 d’O Neddy se suspendent d’autant plus aisément à la césure qu’ils
s’appuient, selon une tendance antécésurale romantique, relevée par J.-M.
Gouvard et B. de Cornulier, sur des formes d’engrappements trisyllabiques qui
favorisent l’articulation métrique souple : “ est-ce que ”
et “ tout ce que ”. Du point de vue de l’audace, le “ que ”
6 des Etrennes des orphelins se situe quelque part entre la prudence d’O’Neddy
et le génie de Verlaine.
On
notera toutefois que, face à l’engrappement trisyllabique des deux “ que ”
6 de Philothée O’Neddy, l’alexandrin : “ Ah quel beau matin que
ce matin des étrennes ” est également moderne dans la mesure où il
suppose une frontière syntaxique à la cinquième syllabe métrique (critère
à valeur relative “ FSM 5 ”). Fait étonnant, les premières
audaces de Rimbaud en matière d’enjambements à la césure ont tendance à
s’appuyer sur une mise en relief marquée d’un monosyllabe en position métrique
6, à partir d’une “ FSM 5 ”. Le cas de Soleil et chair
illustre nettement cette idée. Porteur d’une telle caractéristique, le vers :
“ Et qu’il renferme, gros de sève et de rayons, ” fera
l’objet d’un prochain relevé, cependant qu’on ne peut manquer d’apprécier
la syntaxe 5-7 des 6-6v rapprochés en III : “ – Car l’Homme a
fini ! l’Homme a joué tous les rôles ! ”, “ Tout
le dieu qui vit, sous son argile charnelle, ” “ L’Amour
infini dans un infini sourire ! ” Loin d’exprimer une
double audace, ces enjambements à syntaxe 5-7 révèlent certainement la
familiarité de Rimbaud avec une versification nouvelle en grande partie héritée
d’Hugo, mais aussi une pratique (fort naturelle sous les espèces CP) de mise
en relief de la discordance entre mètre et syntaxe, du moins à partir du
moment où on admet le jeu de démarcation du procédé par les répétitions
“ l’Homme ” et “ infini ” pour deux des vers cités.
En dépit de la nuance de Cornulier mentionnée plus haut, en citant pour valeur
illustrative le vers “ FSM 5 ” de P. O’Neddy : “ Vingt
jeunes hommes, tous artistes dans le cœur, ” nous songeons tout
de même à une problématique de distinction entre le fait de déviance métrique
et une prosodie du vers soumise aux aléas de sa représentation empirique.
Voici en tout cas un sondage de quelques vers soumis à la réflexion du lecteur :
trois variations sur un “ là ” enchaînées à une liste de “ FSM
5 ” tiré d’un intertexte banvillien majeur (L’Exil des Dieux,
Parnasse contemporain, 1866) concernant Soleil et chair et Le
Bateau ivre : “ Est une chose… là… qui fait qu’on
s’inquiète… ” (vers F5 cité plus haut, L’Ecole des femmes),
“ Quand on arrête là les déplaisirs d’une âme, ” (Horace,
F5 non “ FSM 5 ”) “ O vastes cieux ! et là,
marchant dans la clairière, ” (là 6) “ Et sur sa jambe flotte
et vole avec délire ” (F5), “ O nos victimes ! rois
monstrueux, dieux titans ” (F5), “ Du sein de l’Erèbe, où
dormaient tes ailes noires, ” ( !) “ Il ne te voit plus. Rien
de ce qui vit, frissonne, ” ( !) “ Et ne peut dire : c’est
l’homme. Je le connais[,] ” (F5) “ S’en vont et meurent, mais
tu vas agoniser[,] ” (F5).
Bien
que Rimbaud ait produit un vers “ FSM ”5 non F5 et “ que ”
6 pour Les Etrennes des orphelins, ce n’est apparemment qu’à partir
du mois d’août 1870 (Vénus anadyomène étant daté du 27 juillet 70)
qu’on peut légitimement soupçonner une évolution spectaculaire de Rimbaud
sur le plan des alexandrins déviants. Le quatrième ensemble, qui implique les
seuls poèmes du dossier Demeny dont aucun document écrit ou témoignage d’Izambard
ne postule l’existence avant août 70, nous fait passer à un tout autre type
de proportions (CP !6 : 10/174, soit presque 6% et CP!6&12 :
12/[174] soit presque 7%). Au “ dans ” 6 de Credo in unam
(ensemble 1) s’en ajoutent désormais deux autres (Rêvé pour l’hiver
et [Au Cabaret-Vert]). On note un “ pour ” 6 (Rêvé
pour l’hiver), un “ par ” 6 et un “ quand ” 6
(Le Mal), mais surtout deux “ je ” C*6 ([Au Cabaret-Vert]
et Ma Bohême) qui, faisant cortège aux “ e ” masculins 6
des Etrennes des orphelins (que ” !*6) et de “ Morts
de quatre-vingt-douze… ” (“ de ” P*6), révèlent la
prescience métrique que peut avoir Rimbaud de ses audaces au moins en octobre
1870. A partir du moment où, à quelques exceptions près relevées par B. de
Cornulier (AP94), les poètes avaient pris pour habitude de proscrire
toute graphie “ e ” en 6, on peut penser que le vers pourtant
pleinement régulier : “ Nature, berce-le + chaudement : il a
froid ”[,] était partie prenante de la réflexion métrique naissante de
Rimbaud sur le statut notamment du e masculin ou féminin (peu importe
ici les termes impossibles à saisir de la réflexion rimbaldienne à ce sujet).
Sur
un autre plan, si l’emploi d’un P12 “ sous ” à l’incipit du
Châtiment de Tartufe (cf. “ sous + les volants qu’elle chasse ”,
Baudelaire) et d’un “ comme ” 12 (accessoirement élidé) dans Le
Dormeur du val indiquent nettement la lecture des romantiques de 1830
(Musset, Gautier, Hugo), l’emploi à trois reprises du “ comme ”
élidé en 6 est sans doute influencée par l’exemple cité plus haut des Châtiments,
recueil que Rimbaud fréquentait assidûment, et plus certainement encore par
les six exemples de la troisième version des Fleurs du Mal, ce que va
confirmer la reprise baudelairienne du “ comme un ” antécésural,
suivi de sa réplique postcésurale, aux vers 19 et 20 du poème Accroupissements
en 1871. On peut en conclure que, dès 1870, Rimbaud avait clairement médité
la métrique comme la pratique du sonnet libertin chez Baudelaire. Justement, le
poème hétérométrique Rêvé pour l’hiver semble confirmer
l’influence subversive de ce dernier : pour un déploiement discontinu de
huit alexandrins, trois des six premiers sont déviants (1er, 3ème
et 6ème), ce que renforcent les enjambements des 2ème et
4ème alexandrins. Une telle configuration ne peut même pas provenir
des audaces parcimonieuses, mais trop sous-estimées, du théâtre hugolien.
Rimbaud a pris conscience que ses audaces avaient été jusque là inférieures
à celles de Leconte de Lisle et Banville, et qu’ils ne pourraient que gagner
à devenir le continuateur de Baudelaire et Verlaine. Il nous semble
symptomatique que cette inflexion rhétorique soit en quasi coïncidence avec
l’admiration de Rimbaud devant le vers M6 des Fêtes galantes :
“ Et la tigresse épou + vantable d’Hyrcanie ”, vers que
Rimbaud, comme l’a repéré J.-P. Bobillot, va saluer plutôt en prosodie :
“ Tandis qu’une folie épouvantable, broie / […] ” (Le Mal).
Tout se passe comme si Rimbaud avait besoin de mûrir sa propre pratique avant
de recourir lui-même au 6-6v M6. De fait, si d’autres détails métriques méritent
de retenir notre attention, ils confirment la relative prudence, ou le relatif
naturel, de la versification rimbaldienne en 1869 et 1870. Nous écarterons de
notre répertoire deux enjambements, de toute façon classiques (cf. “ Contre
eux ! Ah ! c’est beaucoup + me dire en peu de mots. ” (Horace,
v.421)), en partie appuyés sur le présentatif “ c’est ” :
“ – Mais, voilà, c’est toujours + la même vieille histoire !… ”,
“ – Celle-là, ce n’est pas + un baiser qui l’épeure ! – ”.
Pour leur part, les enjambements après auxiliaires, pourtant eux aussi intégralement
classiques, ne sont chez lui guère insistants, ni spectaculaires : “ avoir
+ glacé ”, “ semblait + murmurer ”, “ pût + éclairer ”,
“ sent + frémir ”, “ j’avais + déchiré ”, “ Je
vais + souffler ”.
Pour
faire époque, seul le premier et le dernier exemples cités (Les Etrennes
des orphelins et Rages de Césars) peuvent admettre une possibilité
4-4-4v. On notera seulement, sans la commenter, la parallèle impression de
rejet anatonique de longueur 1 de ces deux versions d’un même vers dans Credo
in unam : “ La Femme ne sait plus + même être Courtisane ! ”,
“ La Femme ne sait plus + faire la Courtisane !… ” On ne
constate par ailleurs que deux ternaires ostentatoires. Le premier, dans Credo
in unam, est étrangement glosé par M. Murat : “ Je considérerai
pour ma part comme vers de transition, ou quasi-ternaires, ceux dont le marquage
6ème est faiblement signifiant, et où rien n’impose de mettre en
relief la zone médiane ; ils sont constitués souvent de membres parallèles.
Ces vers où la césure se trouve presque neutralisée sont rares sous la plume
de Rimbaud. […] ”. Bien que nous en apprécions le constat de rareté,
cette présentation nous étonne dans la mesure où notre ternaire ostentatoire
s’inscrit dans un poème significativement intitulé Credo in unam, où
les figures de répétition jouent, qui plus est, sur la confusion entre croître
et croire : “ Mais c’est toi la Vénus ! c’est en toi
que je crois ! ”, “ L’idéal, la pensée invincible,
éternelle, / Montera, montera, brûlera sous son front ! ” (ns !)
La pratique d’un tel calembour est prouvée par le renforcement que présente
la réécriture de l’hémistiche : “ Et tout vit ! et tout
monte ! ”, en : “ Et tout croît, et tout monte ! ”
(Soleil et chair). Le calembour est même surdéterminé par le détournement
de l’idéalisation du chemin de croix qu’impose l’évidente configuration
des quatre vers d’ensemble amorcé par notre ternaire : “ Je crois
en toi ! Je crois + en toi ! Divine mère, / Aphrodité marine !
Oh ! la route est amère / Depuis que l’autre Dieu nous attelle à sa
croix ; / Chair, Marbre, Fleur, Venus, c’est en toi que je crois ! ”
(ns !) Au lieu de se laisser atteler à une croix chrétienne,
Rimbaud voit dans un paganisme moderne et contre-chrétien l’élévation
d’une “ croix consolatrice ” appelée à une superbe définition
dans Génie. Croissance frontale, le jeu de débordement métrique fait
comprendre que Rimbaud reconnaît son élévation spirituelle et corporelle dans
le dévouement cultuel à un type d’amour que le recours à la figure de Vénus
dispense de plus de précisions. A l’instar de B. de Cornulier (AP94),
nous essayons ainsi d’envisager une justification systématique des FMCPs !*6
du XIXe par des effets de sens dont le foyer est métrique.
Nous
venons de voir que le refus absolu de toute négligence rhétorique a permis de
donner une pertinence 6-6v à un vers présenté exceptionnellement comme non
motivé dans son ambivalence ternaire au milieu d’alexandrins binaires. Il en
résulte que, comme pour les éventuels 4-4-4v ou potentiels 4-8v de
Baudelaire, les premiers 6-6v déviants de Rimbaud ne seraient parfois 4-4-4v
que pour justifier paradoxalement un effet de sens attaché au mode métrique
6-6v. Héritier d’Hugo, Baudelaire écrivait : “ A la très-belle,
à la + très-bonne, à la très-chère, ” avant de pervertir le jeu
d’ostentation ternaire avec la répétition : “ Dans quel philtre,
dans quel + vin, dans quelle tisane, ” (cf. S. Murphy 2003) et c’est à
un dévoilement similaire que contribue le ternaire quant à l’audacieux “ de ”
6 qui suit : “ Morts de Valmy, Morts de + Fleurus, Morts d’Italie, ”
où B. de Cornulier a bien cerné un signe d’élection vraie s’opposant à
celui des faux nobles concentrés dans les figures mensongères des “ Messieurs
de Cassagnac ” (ns !). On notera cependant que le poème
“ Morts de quatre-vingt-douze… ” implique un fait de symétrie
syntaxique qui peut faire lorgner plus nettement le 6-6v du côté d’éventuels
4-4-4v voire 4-8v : “ Vous dont les cœurs sautaient +
d’amour sous les haillons ”, “ Vous dont le sang lavait +
toute grandeur salie ” (ns). Toutefois, la consistance sémantique
du second hémistiche 6v de ce dernier vers et l’impossibilité du ternaire
pour ce même vers rendent peu évidente toute conviction à ce sujet. Rimbaud
semble présenter parfois des formes potentielles 4-8v dans des configurations
précises, par exemple certains vers où se joue un recours au style direct :
“ Tout bas : “ Sens donc : j’ai pris + une froid sur
la joue… ” ” (La Maline), “ Il s’était dit :
“ Je vais + souffler la Liberté / […] ” ” (Rages de Césars).
Mais, l’exemple suivant, marqué F4, du Forgeron tend à montrer
qu’il s’intéresse plutôt à un effet léger de contre-rejet dissyllabique
antécésural, et qu’il compose non pas sur un mode 4-8v, mais sur un mode
6-6v : “ Et me dise : Mon gars, ensemence ma terre[.] ”
Un
dernier exemple rendra évidente la subordination rythmique d’effets
quadrisyllabiques à un conditionnement métrique 6-6v. Il s’agit des deux
derniers vers de Sensation : “ Et j’irai loin, bien loin,
comme un bohémien, / Par la Nature, – heureux comme avec une femme. ”
Rimbaud a joué sur l’identique ouverture des deux hémistiches par “ comme ”.
Mais, il a joué encore sur la symétrie des amorces quadrisyllabiques, parallèle
qu’il ne pouvait ignorer, puisque, dans le système d’échos généralisés
qui s’instaure entre les trois poèmes envoyés à Banville, il a quelque peu
réécrit le dernier vers de “ Par les beaux soirs d’été… ”
dans tels vers de Credo in unam : “ L’Homme suçait, heureux,
sa Mamelle bénie, / Comme un petit enfant, jouant sur ses genoux ! ”
(ns !), avec peut-être
une surdétermination du sonnet La Géante de Baudelaire (cf. également
la réécriture de l’incipit de [Sensation] : “ Par la lune
d’été […] ”). En clair, si le repérage de parallèles syllabiques
autres que du type métrique 6-6v pose le problème de la subjectivité du
lecteur et la question d’éventuels anachronismes théoriques, on peut
difficilement prétendre que Rimbaud ignorait les conséquences rythmiques et
syllabiques qu’entraînaient ses modèles de vers réécrits, ses reprises et
ses effets de symétrie, à condition de respecter l’idée de prédominance métrique
6-6v sur toute étude rudimentaire du rythme à partir de masses
syllabiques.
Face
à une “ métricométrie ” FMCPs !*6&12 peu marquée
avant le “ recueil ” confié à Demeny, on peut également songer
à se pencher sur la typologie de quelques alexandrins non pas nécessairement
nouveaux, mais qu’on supposera, sans s’offusquer d’un certain arbitraire
problématique, représentatifs du romantisme, selon la définition esquissée
par J.-M. Gouvard : alexandrins présentant 1) une préposition 2v sur les
positions 5 et 6 (parmi, avec,… en incluant le type “ jusqu’à ”),
2) une préposition 3v sur les positions 4, 5 et 6 (à travers, par-delà), 3)
une base prépositionnelle quelconque antécésurale suivie de sa base “ de ”
ou “ à ” en position 7 (à côté de, à l’entour
de, afin de, en proie à, etc.), 4) une base de locution
conjonctive (tandis que), 5) un pronom démonstratif 6ème et
un relatif 7ème (“ celui + REL ”,…), 6) un pronom
quantificateur ou distributif antéposé en fonction sujet (“ cela ”,
“ tout ”,…), 7) la tournure “ plein de ”,
des constructions adverbiales comparatives ou quantificatrices césurées comme :
“ le mieux + ADJ ”, “ tant de ”, 8) le
comparatif césuré comme suit “ ainsi que ”, “ pareil
à ”, “ à l’égal de ”,… Rappelons que ces
formes antécésurales se rencontrent dans les œuvres mêmes de Corneille,
Racine et Molière, sans même parler de la présence plus fréquente de
certaines à l’entrevers au XVIe. L’intégralité de ces traits
étaient pratiquées à l’occasion par les poètes classiques. Mais, ils sont
pratiqués avec une beaucoup plus nette fréquence au XIXe. En clair,
ce n’est que l’abondance de tels vers qui peut faire sens pour notre sujet :
loin du métricien novateur, le lecteur pourra reconnaître maintes possibilités
classiques dans ce qui suit.
Le
1ier exemple se trouve justement dans le plagiat de Sully Prudhomme :
“ Tu parais… A l’aspect + de ton front radieux / […] ”
(Invocation à Vénus). Ensuite, M. Murat relève une expression
hugolienne de qualité dans Les Etrennes des orphelins : “ Et,
tout pensifs, tandis + que de leurs grands yeux bleus ”, mais la liste
n’en est pas fondamentalement très longue : “ Vers moi, leurs
grands yeux pleins + de choses indiscrètes ”, “ Le dos divin après
+ les rondeurs des épaules… ”, “ De penser que cela + prépare
bien du pain ?… ”, “ “ Oh ! mais ! l’air
est tout plein + d’une odeur de bataille ! ” [Doit-on
vraiment inclure ce vers ? (ns)], “ Oh ! voilà qu’au
milieu + de la danse macabre ”*, “ Avec des cris pareils + à des
ricanements, ”* “ Où, rimant au milieu + des ombres fantastiques, ”*
“ L’Homme pâle, le long + des pelouses fleuries ”[.] A la
lecture, les emplois sont intéressants à souligner de façon suspensive en général
et ils entrent dans des logiques de résonances signifiantes, mais les trois
exemples (*) de Bal des pendus et Ma Bohême tirent encore de
superbes effets mimétiques d’étirement ou allongement syllabique, en accord
avec les sujets traités. Sur tous les plans, on constate une signifiance métrique
prévisible, mais on la voit également se préciser, les discordances pouvant
entraîner des formes de tension variées qui font des enjambements autre chose
qu’un mode de mise en relief sémantique.
La
catégorie créée par J.-M. Gouvard n’a pas de pertinence discriminatoire en
soi, ainsi qu’il en est question pour les critères FMCPs, mais sa prolifération
romantique correspond à une inflexion historique réelle et permet d’aborder
la question des transitions prosodiques, par exemple, des prépositions
polysyllabiques aux structures CP6 appuyées par un mot grammatical en 5[18],
jusqu’aux structures CP6 1v sans appui. Dans le même sens d’une
versification assouplie propre au XIXe, il serait intéressant, à la
suite de l’approche distributionnelle d’E. Delente, de se pencher sur un modèle
de métricométrie des rejets autour d’épithètes (cf. également Bobillot
2004 et ses distinctions types 1 (si alexandrin, tension accentuelle
entre les positions 6 et 8, avec écart d’une syllabe donc) et 1+
(tension accentuelle de part et d’autre d’une césure), p.64-67).
L’enjambement est banal, un syntagme adjectival peut former un hémistiche
classique. Mais, en principe très libres d’emploi (contre-rejets épithétiques
1v chez Du Bellay, Molière, etc.), les rejets épithétiques sont plus ou moins
peu nombreux selon les poètes. Du point de vue historique, ils se sont raréfiés
au cours des XVIIe et XVIIIe, voire à partir de l’avènement
de la Pléiade et justement du mètre alexandrin. Avec sa discrétion habituelle
dans ses démangeaisons d’audace, Racine s’y est à peine risqué. Dans Bajazet,
le h2 du vers 887 forme un syntagme adjectival, mais, subrepticement, on sent
l’esquisse énonciative du rejet pour le premier adjectif de cette
juxtaposition : “ L’autre avec des regards + éloquents, pleins
d’amour, ” puis le vers 1202 profite de l’échange de répliques
ambiant pour oser le rejet, quoique de façon feutrée dans les trois points qui
séparent le rejet épithétique d’une subordonnée relative : “ Il
le faut. / Quoi ! ce prince + aimable… qui vous aime ”[.] Sans préciser
l’allusion à Racine, Hugo s’est peut-être ingénié à corriger le vers de
Racine dans un sens classique au vers 1778 de Hernani : “ Les
deux bras d’une femme + aimée et qui vous aime ! ” Le tour semble
pervers, si on le rapporte à l’étendard provocateur de la nouvelle poésie
romantique, à savoir “ l’escalier / Dérobé ”.
Ces
enjambements sont banalisés à l’époque de Rimbaud et le premier exemple tiré
du plagiat de S. Prudhomme suffit à nous en convaincre (type 1) : “ La
Terre étend les fleurs + suaves sous tes pieds[.] ” Les
exemples sont plus ou moins nombreux dans le corpus rimbaldien des années
1869-1870, mais nous voudrions ici nous contenter d’exemples soulignant une spécificité
rimbaldienne. Soucieux de correspondre à un modèle hugolien qui le dépasse
encore, Rimbaud a placé un enjambement entre une coordination d’épithètes
au vers deux des Etrennes des orphelins : “ De deux enfants
le triste + et doux chuchotement. ” Toutefois, la possibilité
d’adoucissement métrique que présenterait le possible recours au ternaire
4-4-4v est contredite par la réécriture de ce poncif rhétorico-adjectival,
cette fois dans le cadre de Credo in unam : “ S’avance,
front terrible + et doux, à l’horizon !… ” La reprise “ et
doux ” montre clairement qu’il est question d’une réécriture
critique du vers précédent. Proche d’Hugo, Verlaine tendra au 4-4-4v, dans
ce vers au second hémistiche à peine consistant virtuellement : “ Va,
j’ai revu, superbe + et doux, toujours le même, / […] ” (Cellulairement,
La Grâce). Ainsi que l’observe B. de Cornulier (cf. nous-même plus
haut), un tel type d’enjambements apparaît chez les classiques et appellerait
peut-être même une réflexion sur l’idée de consistance virtuelle ou non de
certains seconds hémistiches classiques (exemple : “ Ce jour nous
fut propice + et funeste à la fois ”, Horace, Corneille). En tous
les cas, en se désolidarisant du rythme 4-4-4v, Rimbaud cherche sans doute à
communier avec la saveur du tour hugolien : “ Le bras sur un marteau
+ gigantesque, effrayant / […] ”, “ L’Homme, par la fenêtre +
ouverte, montre tout / […] ”. M. Murat a montré l’évolution à ce
sujet de Rimbaud en comparant les variantes notamment d’Ophélie et de Credo
in unam / Soleil et chair : “ L’eau du fleuve jaseur,
le sang des arbres verts ” devient “ L’eau du fleuve, le sang +
rose des arbres verts ”, “ – On entend dans les bois de
lointains hallalis ” devient “ On entend dans les bois + lointains
des hallalis ”. M. Murat conclut de tels repérages qu’il commente :
“ […] ces audaces sont relatives, et la perception du vers n’est en
rien menacée. Mais le travail de recomposition rythmique du vers est amorcé
franchement, à l’intérieur du cadre métrique. ”
Mais
un trait remarquable des épithètes postposées à la césure chez Rimbaud est
l’apparition, selon une terminologie que nous a communiquée B. de Cornulier,
de rejets de longueurs anatoniques 1 (cf. type 1+ de Bobillot), qu’il y
ait recours à un monosyllabe ou bien à un dissyllabe clos par un “ e ”
posttonique : “ L’eau du fleuve, le sang + rose des arbres verts ”,
“ Plein de jolis décrets + roses et de droguailles ”, “ qui,
pâles du baiser + fort de la liberté ”[,] “ Je parlais de devoir
+ calme, d’une demeure… ”, “ Tranquille. Il a deux trous +
rouges au côté droit ”[,] “ Tandis que les crachats + rouges de
la mitraille ”. La pratique est emblématisée aux positions 7 et 1 dans
le cadre métrique pourtant stable du poème La Maline : “ Dans
la salle à manger + brune […] ”, “ de je ne sais quel met /
Belge […] ”, ce que prolonge la filiation : “ table / Verte ”
([Au Cabaret-Vert]) et “ Bagues / Vertes ” (Les Assis).
Un tel procédé, qui plus est attaché aux mentions de couleurs, demeurera une
constante du Rimbaud de 1871 : “ Tels que les excréments + chauds
d’un vieux colombier, ” “ Puis par instants mon cœur + triste
est comme un aubier ”, “ Je pisse vers les cieux + bruns très
haut et très loin, ” (Oraison du soir) “ Font baiser leurs
longs doigts + jaunes aux bénitiers. ” (Les Pauvres à l’Eglise).
Dans son ouvrage L’Art de Rimbaud, M. Murat se penche sur la catégorie
de l’épithète détachée après la césure et formule la synthèse suivante :
“ Dans les poèmes de Rimbaud la figure est fréquente (à peu près
autant que chez Victor Hugo) et présente, à côté des intensifs – qui sont
en quelque sorte à leur place – un paradigme particulier : les adjectifs
monosyllabiques de couleur. ” Après avoir donné la liste entière de
ces derniers (NB : ne pas confondre une liste d’enjambements
monosyllabiques et celle d’anatoniques de longueur 1), l’auteur fait
remarquer : “ ce trait de style parnassien prend chez Rimbaud une
autre dimension. […] Tous les adjectifs sont en emploi propre : il ne
s’agit pas d’une tournure de langage, mais d’une qualité de la matière,
considérée en elle-même, et sur laquelle il est possible de projeter des
images emblématiques […] Cependant les effets rhétoriques sont assez variés
[…] / Ces adjectifs composent une sorte de palette. Ils nouent également des
parallélismes avec d’autres épithètes monosyllabiques. […] D’autre
part ils répondent à d’autres monosyllabes de couleur symétriquement disposés
en 6ème position, avant la césure. ” Une telle présentation
peut nous suffire pour l’instant. Notons seulement un trait de genèse
possible dans la juxtaposition critique des cinq vers suivants : “ Un
grand feu pétillait, + clair, dans la cheminée, ” “ Un bourgeois
à boutons + clairs, bedaine flamande, ” “ Où le sol palpitait, +
vert, sous ses pieds de chèvre ; ” “ On va sous les tilleuls
+ verts de la promenade ”[,] “ Et qu’on a des tilleuls + verts
sur la promenade. ” Le commentaire serait hélas ! ici un peu long
et nous offrons ceci à la réflexion. Ce qu’il importe de retenir, c’est
qu’une esthétique forte est associée par Rimbaud à un tel paradigme métrique,
(au-delà des monosyllabes) le rejet de longueur anatonique 1, cela plus spécifiquement
en fait de mentions de couleurs.
Au-delà
de la métricométrie (inconnue de Rimbaud), plusieurs vers pourraient sans
doute appeler un commentaire métrique particulier. Ainsi, le vers : “ –
L’armoire était sans clefs !… sans clefs ! la grande armoire ! ”,
que la répétition peut faire ressentir tant 6-6v que 4-4-4v. Mais cette dernière
idée de 4-4-4v supposerait un effet suspensif douteux, tout comme le 4-4-4v
serait arbitraire pour tel vers échappant aux critères FMCPs !*4&8 :
“ – Sourit avec des pleurs, et chante en grelottant… ” Pour Les
Etrennes des orphelins, les deux vers suivants seuls seraient de plus
troublants 4-4-4v : “ Par la fenêtre, on voit là-bas un beau ciel
bleu ; ” “ Ayant trois mots gravés en or : “ A
notre mère ! ” ”, d’autant que ce dernier vers au triple
versant pathétique, grinçant et fier, est repris sur la dominante sarcastique
dans Vénus anadyomène : “ Les reins portent deux mots +
gravés : Clara Vénus[.] ” Cependant le F4 de la reprise révèle
l’irrépressible dominante 6-6v que le final des Etrennes des orphelins
pouvait encore camoufler. Jusqu’à quel point, Rimbaud pouvait-il songer à
jouer sciemment de la rythmique de combinaisons quadrisyllabiques et
dissyllabiques, et par-delà ternaires, dans ses alexandrins ? C’est ce
qu’il reste difficile à apprécier, malgré les exemples suggestifs, quoique
flous, notamment dans Ophélie : “ – C’est qu’un matin
# d’avril, + un beau - cavalier pâle, / Un pauvre fou # s’assit, + muet, #
à tes genoux ! ” et “ Tu viens chercher # la nuit + les
fleurs # que tu cueillis / Et qu’il a vu # sur l’eau, + couchée # en ses
longs voiles, La blanche # Ophélia #+ flotter # comme un grand lys. ” On
remarque toutefois que la virgule disparaît après “ muet ” dans
la version Demeny. Cet “ exemple ” factice sur Ophélie
vaut surtout comme appel à un renouvellement rigoureux des enquêtes
prosodiques, la métrique n’étant sans doute pas d’une spécification
suffisante quant à la nature des vers. En tous les cas, la métrique 6-6v
domine nettement, avec tous les enjambements qu’elle suppose : “ Et
qu’il renferme gros + de sève et de rayons ” (cf. copie Verlaine d’Oraison
du soir : “ Aux dents, sous les cieux gros + d’impalpables
voilures, ”), “ Craintive, sur les pieds + du bel Endymion ”,
“ O Soldats que la Mort + a semés, noble Amante, ” “ Et tu
voudrais conter + tes contes, et tu bruis ”, “ Ce n’est pas un
moustier + ici, les trépassés ! ”, “ Se dresse, et, – présentant
+ ses derrières – : “ De quoi ?… ”, “ Très
naïfs, et fumant + des roses, les pioupious / Caressent les bébés, pour enjôler
les bonnes… ”. Comme le montre ce dernier exemple par une série phonématique,
Rimbaud n’ignore bien sûr pas ce qu’est une valse des hémistiches. Si le début
du poème A la Musique est emblématique à cet égard, la simplicité de
la cruauté rhétorique dans Roman force l’admiration, à tel point
qu’on peut se demander comment les lecteurs perçoivent généralement de la
tendresse lyrique dans cette pièce flaubertienne. L’hémistiche : “ Vous
êtes amoureux ” est repris en début de deux vers consécutifs et sa
faveur furieusement congédiée par un mimétique : “ Vous êtes
mauvais goût ” à la rime. Une étude de la répétition dans un cadre métrique
pourrait faire l’objet d’un article à part entière. La clausule du sonnet
[Au Cabaret-Vert] annonce quelque peu quant à elle le dernier vers de Voyelles,
avec glissement d’un second hémistiche consistant à un autre inconsistant :
“ Que dorait un rayon + de soleil arriéré ”[,] “ – Ô
l’Oméga, rayon + violet de Ses Yeux. ”
Si
nous évitons ici tout approfondissement sur la consistance des hémistiches de
1870, il est toutefois important pour notre propos de constater que le poème Le
Forgeron est l’un des centres nerveux les plus évidents de l’évolution
rimbaldienne. La version Izambard est incomplète et, à partir du moment où
l’inscription de Credo in unam dans la lettre à Banville du 24 mai
1870 prouve que le professeur inattentif s’est trompé en croyant que Soleil
et chair était un long poème que Rimbaud achevait durant l’été 70, on
soupçonne aisément que son vague souvenir aurait plutôt dû nous renvoyer au Forgeron.
Toujours est-il que le poème Le Forgeron a une valeur séminale
apparente quant à la production rimbaldienne de l’été 70, selon le témoignage
de l’ensemble confié à Demeny. Les ensembles rhétoriques du Forgeron
se retrouvent dans plusieurs poèmes, notamment “ Morts de
quatre-vingt-douze… ”, Le Mal, Rages de Césars, Les
Effarés. La métrique de la version Izambard est déjà intéressante en
elle-même et ses enjambements contrastent avec les stratégies d’insistance métrique
d’A la musique et Vénus anadyomène, comme avec les pratiques
encore bien mesurées des débordements syntaxiques métriquement encadrés dans
Bal des pendus et Vénus andyomène. Voici donc quelques exemples
parmi lesquels souligner quelques rejets ou contre-rejets 2v plus sauvages :
“ Or, le bon Roi, debout + sur son ventre, était pâle, ” (cf.
“ genoux + aux dents ” des Assis), “ Que cela
l’empoignait + au front, comme cela ! ”, “ Or, n’est-ce
pas joyeux + de voir, au mois de juin / Dans les granges entrer + des voitures
de foin / Enormes ? De sentir + l’odeur de ce qui pousse, / Des vergers
quand il pleut + un peu, de l’herbe rousse ? ”, “ Oh !
le peuple n’est plus + une putain ! Trois pas ”, “ Et si tu
me riais + au nez, je te tuerais !… ”, “ Malade à regarder
+ cela […] ”, “ J’ai trois petits ; – Je suis + crapule !
– Je connais ”, “ Oh ! splendides lueurs + des forges !
Plus de mal, / Plus ! – Ce qu’on ne sait pas, c’est peut-être
terrible : / Nous saurons ! – Nos marteaux + en main ; passons
au crible / […] ”. La valse troublée des hémistiches n’est pas
ignorée grâce aux effets phonématiques qu’attire visiblement l’emphase
triviale inspirée d’Hugo : “ On les insulte ! alors +
ils ont là quelque chose / Qui leur fait mal, allez ! c’est
terrible, et c’est cause / […] ” (ns !). L’enjambement
suivant : “ Enfin ! Nous nous sentions + hommes ! nous étions
pâles ” se voit encore plus chargé de sens par son quasi redoublement
parallèle dans Le Mal: “ Et fait de cent milliers +
d’hommes un tas fumant ”, “ Nature ! ô toi qui fis + ces
hommes, saintement !… ” (dans le sens d’un poncif, cf. Vigny, La
Maison du berger : “ Sais-tu que, pour punir + l’Homme, sa créature, ”
“ Tu pousses par le bras + l’homme ; il se lève armé. ”).
La mimétique de l’oralité atteint à l’évidence un sommet métrique dans
ce vers de la version Demeny : “ Eh bien, n’est-ce pas, vous +
tous ? Merde à ces chiens-là ! ”, la ponctuation permettant
la mise en valeur d’un suspens rythmique entre “ vous ” et “ tous ”.
Sur le même manuscrit, la leçon disons “ biffée ” de ce vers,
si leçon il y a, présentait une diérèse audacieuse notée par B. de
Cornulier, mais de peu de rendement rhétorique (la configuration des phonèmes
peut donner l’idée d’une accentuation orale, mais le jeu de mots, quoique
pertinent, n’y trouve pas de relief) : “ Eh bien, n’est-ce pas
tous ? Merde à ces chi-ens-là ! ” En revanche, pour tel vers :
“ Des rideaux, et lui montre, en bas, les larges cours ”, le
sentiment de discordance s’accroît de la chute des virgules : “ Des
rideaux, et lui montre + en bas les larges cours ”.
Dans
son édition diplomatique des Poésies, S. Murphy attire l’attention
sur “ l’importance des modifications apportées à certains vers,
notamment aux v.90-96[…] Ces transformations entraînent l’inversion de
l’emplacement des v.95-96 et une refonte des procédés polémiques et des
symboles utilisés. Comment ne pas noter l’apparition de l’adjectif
possessif leur – proclitique en principe inaccentuable – en 6e
position du vers, […] ”. Dans le prolongement du travail admirable de
S. Murphy, M. Murat est revenu sur la confrontation des variantes des v.95-96
pour illustrer l’idée essentielle selon laquelle un “ investissement
esthétique et idéologique des formes ” implique nettement chez
Rimbaud une réécriture “ orientée dans le sens d’une déviation plus
nette, voire d’une radicalisation ” : “ Pour débiter là-bas
des milliers de sornettes / Et ne rien redouter sinon les baïonnettes, ”
(manuscrit Izambard) devient “ Pour ne rien redouter, rien, que les baïonnettes…,
/ C’est très bien. Foin de leur + tabatière à sornettes ! ”
(manuscrit Demeny). “ Observons la convergence des modifications :
de l’académique “ sinon ” à la reprise mimant l’oralité :
“ rien…, rien que ” ; du pluriel abstrait “ milliers ”
à la métaphore “ tabatière ”, création d’allure familière ;
de l’alexandrin concordant à un vers toujours binaire, mais fortement déviant :
brutalisé en quelque sorte par l’anacoluthe et césuré sur un proclitique
(“ leur ”). Verlaine avait relevé de tels procédés chez
Baudelaire, mais en les qualifiant de “ jeux d’artistes ” :
chez Rimbaud, le contexte impose l’idée d’une révolution du langage poétique,
bien au-delà du modèle hugolien de Réponse à un acte d’accusation. ”
En fait, d’autant qu’à la même époque Rimbaud s’initie certainement aux
contre-rejets à l’entrevers (Vénus anadyomène) sur le modèle des Contemplations :
“ une tête / De femme […] ”, le poème Le Forgeron
n’est certainement pas au-delà du modèle hugolien (à l’exception des CP
en poésie lyrique) et représente même, comme nous l’avons vu, le tournant métrique
où Rimbaud a appris à rattraper son retard sur les poètes les plus audacieux
de son époque, à quelques exceptions près : Baudelaire, Verlaine, etc.
Mais,
l’essentiel est posé et la citation de nouveaux vers de la Nuit première
de P. O’Neddy doit suffire à nous convaincre d’une nette continuité avec
l’impulsion romantique : “ Ces lèvres où l’orgueil + frémit,
[…] ”, “ Chaque cerveau s’emplit + de tumulte, […] ”,
“ Vrai Dieu ! quels insensés + dialogues ! – L’analyse* /
Devant tout ce chaos + moral se scandalise. – ” (*noter l’aggravation
h2 inconsistant), “ Battons le mariage + en brèche ; […] ”,
etc., “ Quelle étrange féerie + en la profusion / Des
diverses couleurs + que l’ondulation / Des flammes fait
jouer […] ”, “ Comment vous révéler + ce vaste
encombrement / De pensers ennemis ; + ce chaud
bouillonnement / De fange et d’or ?… Comment +
douer d’une formule / Ces […] ”, “ Le fraternel cénacle
ému jusques au fond / De ses os […] ”, “ Dans une époque
aussi + banale que la nôtre, ” etc. A quoi ajouter un enjambement-cliché
fort familier à Rimbaud : “ La pipe ou le cigare + aux lèvres,
l’œil moqueur, ” puisque Rimbaud retient non seulement à plusieurs
reprises une telle image (Rages de Césars, Les Douaniers), mais
qu’il multiplie les enjambements liés à l’expression du fumeur : “ fumant
+ des roses ”, “ d’où le tabac par brins / Déborde […] ”
(A la Musique, version Demeny), “ une Gambier / Aux dents ”
(Oraison du soir, 1871). Or, si la pose du fumeur est une affectation de
genre que les romantiques ont pu épingler d’une telle sorte à leur époque,
S. Murphy a pu faire remarquer que l’enjambement à l’entrevers “ d’où
le tabac par brins / Déborde […] ” faisait nettement songer à une
revendication de libération métrique appuyant l’allusion au modèle de référence
français, le fameux “ escalier / Dérobé ” dans Hernani.
Et, nous pouvons présupposer le même caractère allusif pour le passage
suivant de Philothée O’Neddy : “ La monstruosité de ce métaphysique
/ Désordre, je vais vous susciter le tableau ”, ce dernier
vers concentrant l’allusion à une bataille d’Hernani qui n’eut
lieu que deux ans auparavant et l’audace d’impulsion hugolienne d’un C6.
Peu importe que bien des enjambements à l’entrevers se rencontrent dans Les
Amours de Ronsard ou dans les comédies et satires des siècles passés et
qu’ils ne soient même pas exclus des grandes tragédies. La sémantique dérobade-désordre-débordement
appuie nettement la valeur historique du phénomène.
Dans
la mesure où le signal de débordement l’emporte sur le suspens esthétique,
Rimbaud pratique une idéologie, non pas baudelairienne, mais hugolienne de la
subversion métrique, telle que claironnée dans le poème Réponse à un
acte d’accusation. On peut d’ailleurs comparer à ce sujet le fameux
vers du poème Quelques mots à un autre des Contemplations avec
enjambement après adjectif antéposé et second hémistiche inconsistant :
“ – Que veulent ces affreux + novateurs ? ça des vers ? ”
(E. Delente 2004), avec le vers cité plus haut de vingt ans antérieur chez
Philothée O’Neddy : “ Vrai Dieu ! quels insensés +
dialogues ! – L’analyse / […] ”. En clair, les audaces de
versification à partir du romantisme ont connu une évolution historique lente
où dominent l’impulsion hugolienne et la finesse d’emploi baudelairienne,
ce qui allait de pair avec une signification performative relativement stable du
point de vue des effets métriques. Certaines lectures trop peu mises en lumière
ont joué un rôle important dans la réflexion rimbaldienne, ainsi du poème,
à valeur illustrative avant qu’historique : L’Exil des Dieux,
dont on ne saurait trop insister sur l’accumulation conjointe
d’enjambements à l’entrevers et d’autres à la césure. En voici quelques
autres réalisations non encore citées : “ C’est dans un
bois sinistre + et formidable, au nord / De la Gaule. Roidis + par un suprême
effort, ” “ Et, blanche dans le jour + douteux et dans la brume, ”
“ Tremble, et sur sa poitrine + âpre, d’effroi saisie, ” “ Etait
l’intensité + sereine du ciel bleu[,] ” “ Car depuis qu’en
riant les empereurs, jaloux / De leur gloire, les ont + chassés comme des
loups, / Et que leurs palais d’or sont brisés sur les cimes / De l’Olympe
à jamais + désert, les dieux sublimes / Errent, ayant connu + les pleurs,
soumis enfin / […] ”, “ Athéné, l’invincible + Arès
mangent les mûres / De la haie, […] ” “ Toute l’horreur des
cieux + perdus est dans leurs voix ; ” “ […] on dirait /
Que leur flot pleure, et quand + la Reine auguste penche / Son front, […] ”
“ Toi, le premier, le plus + ancien des dieux, Amour ! ”, “ Et
rien ne te connaît dans le grand désert bleu / Des cieux, et le soleil + de
feu n’est plus un dieu ! ”, “ Son cœur brisé n’a plus +
de battements. Sa bouche / Est clouée, et les yeux + des astres sont crevés. ”
De tels vers permettent de constater que les enjambements spectaculaires de
Rimbaud 70 et ceux bientôt du Bateau ivre, soit à l’entrevers, soit
à portée polysyllabique, étaient pratiquées de façon accumulatoire et
fusionnelle avant lui, sans même se rebuter quant à l’éventuelle
inconsistance sémantique des h2. Seules des identifications de détails
permettent de cerner les spécificités rimbaldiennes jusqu’en 70, et, bien
que toute étude des poèmes ultérieurs soit ici mise en suspens, nous pouvons
estimer que Rimbaud n’est vraisemblablement entré dans sa révolution propre
(celle qu’on peut dire, à la façon de Bobillot, de “ liquidation métrique ”
d’un héritage) qu’à partir de la montée à Paris, les fréquentations de
Verlaine et Banville aidant.
C’est
en nous appuyant sur l’excellente problématique de M. Murat d’une évolution
métrique identifiable à partir des variantes, notamment du Forgeron et Credo
in unam, que nous avons eu l’idée de proposer cette étude métrique en
quatre ensembles. Elle permet de nuancer la rapidité avec laquelle Rimbaud a pu
prendre conscience d’un projet personnel de subversion poétique et de réévaluer
les lignes de force d’un premier temps de l’œuvre, qui a posé un
imaginaire lyrique (Les Etrennes des orphelins, Ophélie, Credo
in unam, [Sensation]) et, presque simultanément, une motivation
critique déjà profondément mûrie (Bal des pendus, Le Forgeron,
Roman, etc.). Ce qui est important à comprendre, c’est que Rimbaud a
très vite cerné les enjeux de la subversion métrique et que les audaces
relatives des tout premiers vers ne manquent pas d’une certaine force
annonciatrice quant à la spectaculaire évolution ultérieure. Il y aurait sans
doute plusieurs prolongements à proposer à notre étude, notamment sur le plan
des affectations grammaticales de Rimbaud au sein du cadre métrique. Elle
permettrait peut-être de problématiser les qualifications d’alexandrins
raciniens, lamartiniens, ronsardiens, romantiques ou parnassiens, mais surtout
d’étudier le rendement des adverbes en “ -ment ”, les onomatopées
métriques autour de la famille lexicale du verbe “ passer ”, les
rendements des répétitions lexicales, la distribution des amorces de syntagmes
participiaux de part et d’autre de la césure, etc., et finalement d’affiner
notre compréhension soit des filiations de Rimbaud, soit de la stratégie rhétorique
de l’auteur sur le plan de la versification. Les dimensions de l’article
nous ont incité à ne pas trop prétendre en cette occasion. Nous aurions pu également
proposer un important relevé des enjambements à l’entrevers. Il se trouve
que nous nous dispenserons d’une telle approche pour deux raisons :
d’une part, ces enjambements sont démarqués d’un point de vue
typographique, d’autre part, l’étude du Bateau ivre apportera des
conclusions spécifiques à ce sujet. N’oublions pas que Rimbaud a continué
longtemps de composer des poèmes ou versions de poèmes sans grands
enjambements à la césure, que ce soit en 70, que ce soit en 71, voire à Paris
(de La Maline aux Chercheuses de poux). Mais, dans l’ensemble,
sa pratique ne cesse d’aggraver les phénomènes déviants. A la
multiplication des phénomènes déjà décrits, se joint désormais le développement
des vers M6 ou en partie M6 : “ Sœur + de charité ”, “ becs
de canne ”. Seuls les vers de type F6 ou s6 continuent d’être absents
de la production connue d’Arthur Rimbaud au moment de composition du Bateau
ivre, poème sur lequel nous avons décidé de ponctuer notre enquête. A
l’exception des Remembrances du vieillard idiot, et en admettant une spécificité
métrique des poèmes “ Qu’est-ce ” et Famille maudite / Mémoire
(en dépit de la constance 6-6v abstraite), Le Bateau ivre représente le
poème le plus osé de Rimbaud sur le plan de sa première façon
d’alexandrins et son étude globale permet, non seulement de relever des
particularités, mais de nous pencher sur l’horizon stratégique et
communicatif de la versification rimbaldienne en fait de déviance métrique.
3.
Le Bateau ivre :
Notre
étude se fonde sur la transcription manuscrite de la copie Verlaine, et une
reprise de la majuscule à “ Juillets ” de la version des Poètes
maudits (S. Murphy 1999). Ce qui suit est la lecture d’un tableau métricométrique
du poème, non publié ici.
Aucune
position ne se démarque de l’ensemble statistique au même titre que 6 et 12.
Points d’articulation de configurations ternaires ou semi-ternaires locales
toujours plus nombreuses depuis Hugo, les positions 4 et 8 n’ont aucun relief
pertinent sur un plan d’ensemble. Même constat pour les positions 3 et 9 réputées
moins entravées dans l’ordre classique. Les positions 3, 4, 8 et 9 sont très
proches les unes des autres en fait de marquages, FMCPs ! respectivement :
66%, 67%, 81% et 62%, FMCPs : 64%, 59%, 77% et 60%, FMCP (composition
analytique du vers) : 54%, 55%, 61% et 53%. L’absence de F aux positions
1 et 7 ou de s aux positions 5 et 11, ou bien la tendance de “ ! ”
aux débuts de vers ou d’h2 étaient attendues. En revanche, la position 8, si
importante à la conception semi-ternaire, est abondamment entravée : 81%.
Sa proportion élevée de s8 semble relative étant donné une FMCP forte :
61%. Se prolonge bien une esthétique romantique des enjambements accumulés
dans une structure 6-6v. L’indifférence statistique pour les positions 3 et 4
conforte l’idée que Rimbaud n’a pas de tendance naturelle à la
compensation ternaire ou semi-ternaire 4-8. Les tendances métriques
compensatoires n’appartiennent pas à une spontanéité d’écriture de sa
part ; il n’en existe que des manifestations locales ostentatoires ou, à
tout le moins, volontaires. Or, au vu de l’abondance des enjambements et déviances
métriques dans ce poème de cent vers, l’idée de compensation métrique
n’a donc pas de signification forte pour Rimbaud, avant l’écriture de Tête
de faune ou “ Qu’est-ce ”. Enfin, l’absence de marquages
Fs6 ou précisément M*6, évacue les hypothèses d’alexandrins analytiques ou
bien de césures lyriques.
Le
poème relevant d’une composition synthétique en sous-vers, Rimbaud a déterminé
localement une proportion de vers déviants aux effets spécifiques. Bien
qu’il n’ait pas connu une critériologie précise des déviances, la
distribution des 10% de vers MCP6 est remarquable. Les deux M6 se succèdent aux
vers 11 et 12 ; suivent 4 C6 à l’aide de l’article défini pluriel “ les ”
aux vers 26, 30, 49 et 52, les deux derniers étant compris dans les vers
externes d’un même quatrain ; apparaît alors, si nous adoptons une
approche minimaliste, un P6 particulier à tendance M6, c.-à-d. une préposition
tête de locution prépositionnelle “ à + travers ”, au vers 67 ;
Rimbaud enchaîne avec trois C6 distincts, dont deux * qui enrichissent la part
de variété des audaces : “ de ” P*6 vers 77, “ des ”
C6 vers 83, “ le ” C*6 au vers 94. Les deux déviances M6 sont
consécutives et comprises dans un premier mouvement de cinq quatrains, que nous
pouvons discerner en tant que prélude libératoire au “ Poème / De la
Mer ”. Ils expriment une esthétique de rupture et cassure. Les quatre
“ les ” 6 et le “ à + travers ” sont compris
dans le mouvement des quatrains 6 à 17, l’expérience directe du “ bain
dans la mer ”. Ils prolongent l’esthétique de rupture et cassure par
une esthétique du débordement (“ les ” 6), un sentiment de
frayeur se manifestant en contrepartie d’un sentiment de libération :
“ […] lorsqu’à + travers mes liens frêles, / Des noyés
descendaient dormir à reculons. ” Les vers 67 et 68 sont confirmés en
tant qu’angoisse par l’enchaînement des huit derniers quatrains : “ Or
moi… ”, qui comprennent les trois C6 : “ de ”, “ des ”,
“ le ”, avant la ponctuation orgueilleuse d’une résolution
finale de non-retour.
Une
double série de répétitions permet de mettre en relief la subdivision des
mouvements narratifs du Bateau ivre : quatre conjugaisons du verbe
“ descend[re] ” et la reprise participiale “ baigné ”.
La reprise participiale “ baigné ”, postcésurale au premier vers
du 6ème quatrain et antécésurale au premier du dernier quatrain,
isole l’unité des vingt dernières strophes, après la complète rupture des
amarres qui fait l’objet des vingt premiers vers. Les quatre conjugaisons du
verbe “ descendre ” se rassemblent en couples. Le premier couple
crée une série de répétitions en chiasme aux vers externes 1-2 et 7-8 des
deux premiers quatrains : “ descendais ”, “ Fleuves ”,
“ haleurs ” et “ haleurs ”, “ Fleuves ”,
“ descendre ”. Le second couple entre dans une série qui fait à
son tour cadre dans l’espace des quatrains 6 à 17. Au couple de proximité :
“ noyé ”, “ pensif ”, au dernier vers du quatrain
6, répond la succession “ noyés descendaient ” au dernier vers
du quatrain 17. A la subdivision ternaire : 5 premiers quatrains, 12
suivants (Et dès lors…), 8 derniers (Or moi…), se superpose une subdivision
quaternaire en arrière-plan : 2, 3, 12 et 8 quatrains, structure de
reprises où prédomine l’idée de valeur introductrice des cinq premiers
quatrains face à un récit de “ Poème / De la Mer ”, récit lui
plus nettement articulé en deux volets narratifs de 12 (détail de
l’aventure) et 8 quatrains (expression d’angoisse dans la rechute débouchant
sur une résolution éthique).
La
métrique des deux premiers quatrains s’avère des plus régulières et la
structure 6-6v est soulignée par de très forts effets de concordance entre mètre
et phrase, soit banalement dans la distribution (“ Porteur de blés
flamands ou de cotons anglais ”), soit dans le parallèle de mise en
relief syntaxique (adjectifs antécésuraux : “ Des Peaux-rouges
criards ”, “ Les ayant cloués nus ”, parallèle de
structure verbale : “ les avaient pris pour cibles / Les ayant cloués
nus ”). Le chiasme de la répétition est caractérisé par la position
du terme “ haleurs ”, d’abord à la rime du vers 2, puis à la césure
du vers 7. La métrique des deux premiers quatrains exprime une figure d’ordre
et de discipline. Le bateau ivre s’est vu jusqu’ici “ guidé
par les haleurs ” et vient seulement de se pressentir libéré de leur
contrôle. Les deux premiers quatrains sont ainsi une liberté de poésie, mais
leur mouvement demeure aliéné à la conformité d’un mouvement social
uniforme contraignant, ici agressé par un martèlement (anté)césural :
“ criards ”, “ nus ”. La reprise du verbe “ descendre ”
(antécésurale v.1, postcésurale v. 8) est l’indice du glissement vers la poésie
de “ liberté libre ”. Les “ Fleuves ” représentent
un embrigadement des forces d’eau vive au sein de terres civilisées qui se
veulent pourvoyeuses d’un ordre classique sclérosant, mais ces “ Fleuves ”
peuvent conduire à la “ Mer ”, à condition de se laisser porter
par leur pente naturelle. Le vers 8 qui ouvre sur un ailleurs semble la limite
d’un enjambement sur semi-auxiliaire : “ Les Fleuves m’ont laissé
+ descendre où je voulais. ” Mouvement de libération qui est encore à
peine perceptible, d’autant que le semi-auxiliaire “ laisser ”
accorde plus d’autonomie à sa complémentation verbale que l’autre grand
semi-auxiliaire factitif : “ faire ”.
Dès
lors, les quatrains 3 à 5 vont exprimer l’acte même de la libération
sauvage. L’unité qui les rattache aux deux premiers quatrains est exprimée,
au-delà de leur exclusion du champ de la reprise participiale “ baigné ”
des quatrains 6 à 25, par le cadre externe que forme le parallèle des vers 2
et 20 : “ Je ne me sentis plus guidé par les haleurs : ”
“ Me lava, dispersant gouvernail et grappin. ” Les h2 de ces deux
vers expriment chacun l’idée d’un contrôle nié par les h1 et sont tous
deux ouverts par un phonème [g] à l’initiale de trois termes parents :
“ guidé ”, “ gouvernail ”, “ grappin ”,
termes qu’on ne peut manquer de rapprocher de l’emploi métrique de la répétition
“ haleurs ” et surtout de la mention adjectivale “ démarrées ”,
foyer de compréhension sémantique des quatrains 3 à 5.
Plusieurs
enjambements caractérisent ce mouvement de trois quatrains, mais ils se
concentrent au quatrain 3 et aux vers 19 et 20. Après le quasi enjambement du
vers 8, Rimbaud enchaîne au vers 9 sur un rejet d’épithète intensive,
banalisée par Hugo, mais ostentatoire : “ Dans les clapotements
furieux des marées ”. Il s’agit d’ailleurs d’une réécriture des
deux vers de Pleine mer : “ Dans le ruissellement + formidable
des ponts ; / La houle éperdument + furieuse
saccage / […] ” (La Légende des siècles, 1859). Le vers 10 ne
présente pas d’enjambement à la césure : “ Moi l’autre hiver
plus sourd que les cerveaux d’enfants ”, mais on peut tout de même
considérer que sa prosodie ne correspond pas à la distribution 6-6v plus
tranchée des deux quatrains précédents. A l’entrevers des vers 10 et 11,
Rimbaud pratique alors un effet de discordance métrique étonnant. Cet effet de
discordance n’est pas tant lié à la logique distributive des vers, qu’à
la logique modulaire du quatrain (Cornulier). La finitude sémantique du premier
distique enjambe métriquement sur la finitude sémantique des vers 11 et 12 :
“ Je courus ”, ce qui impose une discordance sur le plan du
quatrain. La dérive du bateau est ainsi présentée en tant qu’action :
“ descendre où je voulais ”, “ Je courus ”, dans un
fait d’adhésion à la rupture des amarres. Or, les deux enjambements les plus
spectaculaires du poème se concentrent consécutivement aux césures des vers
11 et 12, dans la foulée de ce “ Je courus ” discordant. Il
s’agit des deux M6 du Bateau ivre. Le vers 11 : “ Je courus !
Et les Péninsules démarrées ” présente en tant que 6-6v des hémistiches
inconsistants et la forme de cet alexandrin rend plus qu’improbable l’idée
d’une récupération ternaire ou semi-ternaire, étant donné ses marques :
“ et ” 4, s8. Au plan 6-6v, une coupe morphémique fait effet de
sens : “ Pén+insules ”, ainsi que B. de Cornulier l’a déjà
fait observer (1979). Le bateau compare la violence de sa libération à la
destruction d’une presqu’île par les flots. Cette destruction est
clairement mimée par la métrique M6, comme suffit à le prouver le parallèle
syntaxique et sémantique du vers 11 avec tels vers à venir : “ L’eau
verte pénétra ma coque de sapin ” et “ J’ai vu des
archipels sidéraux ! et des îles / Dont les cieux délirants
sont ouverts au vogueur[.] ” (ns !) On notera au passage la
solidarité des effets de sens entre mètre et rime disséminée ; à la
rupture de “ Pén+insules ” répond une série délirante
évoquant l’amusement : “ des marées ”, “ démarrées ”,
“ maritimes ”, avec ses prolongements : “ marais énormes ”.
Cet éclaircissement métrique du vers 11 confirme la référence au modèle
hugolien. Le bateau ivre, tour à tour une des “ Pénisnules démarrées ”
et une entité posée comme “ Presque île ”, est assimilé à une
“ Délos, gigantesque de l’air ”, dont le “ nom est Délivrance ”
et qui “ court ” (Plein ciel). Mais, le progrès de la délivrance
pervertit le modèle pacifique hugolien dans la mesure où, pris par les flots,
le corps arraché ne s’éloigne pas tant des rails hors-rivages qu’il
ne vient participer en retour au grand combat de “ la houle + à
l’assaut des récifs ”. “ De ta suite, j’en suis ”
semble dire le navire à la mer, pour parodier une trivialité célèbre d’Hernani.
Le
vers 12 présente lui un M6 plus particulier dans la mesure où nous avons à la
fois un martèlement ternaire ostentatoire et une césure sur trait d’union :
“ N’ont pas subi tohu-bohus plus triomphants. ” La forme négative,
le superlatif “ plus triomphants ” et la rime sont repris au poème
Le Théâtre d’enfants de Banville, mais la caractérisation ternaire
du vers a été soignée par l’auteur, ainsi qu’en témoigne l’importante
part des échos de phonèmes aux vers 11 et 12 : double assonance serrée
en [e] et en [y] au vers 11, prolongement de l’assonance en [y] au vers 12.
Nous en laisserons l’effet à la part de suggestivité du lecteur, mais nous
pouvons attirer l’attention sur les symétries vocaliques du vers 12 :
“ tohu-bohus ”, “ subi / plus tri ”, “ N’ont
pas / omphants ”. A partir de ce constat, on comprend que le martèlement
ternaire du vers n’en cède pas moins la place à une structure 6-6v, dont
l’indifférenciation étymologique du composé “ tohu-bohus ” se
révèle la clé de voûte. Non su de Rimbaud, Hugo venait, un an auparavant,
sur un manuscrit daté de juillet 1870, de présenter un effet d’anéantissement
métrique comparable : “ Et j’ai bâti Baal-Méon, ville d’Afrique ”
(La Légende des siècles, troisième série, Inscription, VI, I).
J.
Bienvenu (communication personnelle) a des arguments pour confirmer
l’influence décisive du M6 de Banville sur le vers 11 du Bateau ivre,
en sus de celle du M6 des Fêtes galantes. Nous lui laisserons la parole.
Précisons seulement que le M6 du vers 11 se dérobe à la logique ternaire,
quand le vers 12 s’y complaît. Enfin, signalons que le procédé M6 sera réintroduit
de façon spectaculaire au début du recueil Sagesse. Le poème “ Qu’en
dis-tu, voyageur, […] ” (I, III) évoque Rimbaud à sa périphérie
dans un moule baudelairien, où jouent à plein la versification-limite, les thèmes,
la syntaxe des Fleurs du Mal et où affleure une réécriture du poème Le
Voyage affilié à du signe rimbaldien : “ Qu’en dis-tu,
voyageur, des pays et des gares ? […] Mais, voyons, et dis-nous, les récits
devinés, / Ces désillusions pleurant le long des fleuves, / Ces dégoûts
comme autant de fades nouveau-nés. ” Marqué par un M6 d’écartèlement
du signifié (comparable à “ tohu-bohus ” et “ Baal-Méon ”),
mais sur mot graphique simple : “ Avec du sang désho/+n+/oré
d’encre à leurs mains ”, le poème se termine cependant sur quatre
strophes de sagesse d’une marque résolument hugolienne : “ –
Sagesse humaine, ah, j’ai + les yeux sur d’autres choses, / […] ”,
avec un point d’orgue assassin : la méchanceté est brisée métriquement :
“ Ce qu’il faut à tout prix qui règne et qui demeure, / Ce n’est
pas la méchan+ceté, c’est la bonté. ” Le poème suivant (IV) va
poursuivre les reproches voilés envers Rimbaud en se ponctuant sur un vers
parallèle à celui-ci : “ – Dieu des humbles, sauvez cet enfant
de colère ! ” Verlaine savait ce qu’était la “ colère ”
du Bateau ivre et c’est sa signifiance métrique de colère qu’il
attaque à travers la transposition “ méchan+ceté ” qu’il fait
se briser à la césure. La glose de Verlaine par la méchanceté n’est pas
glose du Bateau ivre, mais il est évident qu’est évoquée la
signification métrique de colère et révolte de toute l’histoire de déconstruction
métrique progressive des vers de Rimbaud.
Néanmoins,
l’exemple critique de Verlaine permet de mentionner une nuance assez intéressante.
Les audaces de Rimbaud dans Le Bateau ivre, avant 1872 donc, comme celles
de Verlaine dans Sagesse, sont des licences plus ou moins locales à
fonction signifiante, sur le plan de la mesure 6-6v attendue, mais elles
n’entraînent pas cet effort de liquidation métrique que la progression libératoire
des trois premiers quatrains du Bateau ivre auraient pu rendre
envisageable. Une fois exprimé l’idée-clef du quatrain, Rimbaud en revient
à une métrique beaucoup moins spectaculaire où les audaces seront d’autant
moins destructrices qu’elles entreront dans des moules de composition en séries :
enjambements d’épithètes postposées, prédilection pour les rejets 3v à
l’entrevers, rejets de longueur anatonique 1 à la césure. Après le feu
d’artifice du quatrain 3, nous avons droit à six vers des plus réguliers (à
l’exception près “ rouleurs + éternels ”), avec, en prime, une
transposition : “ Plus douce qu’aux enfants + la chair des pommes
sures / […] ”. Dès que posée l’idée de libération, Rimbaud passe
à un mode alternatif, où tantôt une série d’audaces métriques
signifiantes sont mises en avant, tantôt une régularité majestueuse sert à
transposer, avec ironie et acidité, la pompe du sentiment classique au fait de
libération sauvage. Puis, ponctuant le mouvement de tempête des quatrains 3 à
5, et celui de départ en mer des quatrains 1 à 5, les vers 19 et 20
reconduisent l’esthétique du débordement métrique sous la coupe signifiante
d’un nettoyage épurateur : “ Et des taches de vins + bleus
et des vomissures / Me lava, dispersant gouvernail et grappin. ”
L’inversion phrastique qui consiste à postposer le verbe à son double complément
d’objet, étalé sur un vers, confirme l’idée d’une métrique du débordement
qui s’attache à rendre la pompe hiératique et solennelle d’une certaine
prosodie classique. Ce fait est d’autant plus remarquable que l’expression
“ vins bleus ” chahutée à la césure semble croiser l’allusion
au sang bleu avec celle du “ gros bleu ”, vin de mauvaise qualité
qui correspond à l’image orgiaque négative du Second Empire : “ Ta
gloire est un gros vin dont leur honte se grise ” (Les Châtiments,
L’Expiation, V, 13). Or, ces vers 19 et 20 introduisent justement à la
série de visions du “ bain dans la mer ” (quatrains 6 à 17), en
sachant qu’il y est question d’un bain paradoxal au milieu de teintures (“ teignant ”),
pourrissements, boissons répandues, morves et animalcules marins
phosphorescents.
Dès
lors, la structure d’enchaînement est limpide entre le 2nd et le 3ème
mouvements, entre les quatrains 5 et 6, entre les vers 20 et 21 : “ L’eau
verte […] Me lava […] ”, “ Et dès lors, je me suis baigné
[…] ”. Les verbes se répondent, tandis que le moi-objet devient sujet.
Ce sujet va se partager entre action de suivre la houle et absorption houleuse
de visions, avant d’être voué à la prise de décision amère qui signe son
identité. C’est tout l’enjeu des quatre derniers cinquièmes du poème. Les
quatrains 3 et 5 n’étaient pas structurés par un fait de répétition
lexicale interne, mais par des faits de structuration lexicale externes : “ descendre ”
vers 8 et “ baigné ” vers 21, mais encore “ Fleuves ”
vers 8 et “ Poème / De la Mer ” vers 21 et 22. Le second couple
formé par la reprise du verbe “ descend[re] ” répond à la
structure d’immersion, posée par le chiasme de la répétition ternaire des
deux premiers quatrains, par une structure propre : le couple “ noyé ”,
“ descend ”, symétriquement disposé à la césure et à la rime
du vers 24 (quatrain 6) : “ […] un noyé + pensif parfois descend ”
est reconduit dans un enchaînement consécutif, mais au pluriel et à
l’imparfait, à la fin du quatrain 17 : “ Des noyés descendaient
+ dormir, à reculons. ” En contraste avec le vers 8, le verbe “ descendre ”
antécésural est cette fois support d’une complémentation verbale qui laisse
songer à une autre forme d’enjambement à peine perceptible.
Les
4 C6 sur article défini pluriel “ les ” sont compris dans cet
ensemble de 12 quatrains. Ils correspondent tous quatre à une esthétique
d’emportement par le courant, que double l’extase des sensations visuelles.
L’homophonie avec le pronom C6 du poème Mardoche de Musset fut
peut-être le modèle suivi : “ Il en est de l’amour comme des
litanies / De la Vierge. – Jamais on ne les a finies ; / Mais une fois
qu’on les + commence, on ne peut plus / S’arrêter. – C’est un mal
propre aux fruits défendus. ”. Du point de vue de la déviance métrique,
Rimbaud explore le même enjeu de signifiance du débordement syntagmatique
d’un hémistiche à l’autre. Mardoche est peut-être un intertexte
important… L’enjambement à l’entrevers : “ Il en est de
l’amour comme des litanies / De la Vierge ”, fait inévitablement
songer à l’enjambement à l’entrevers qui permet au frêle esquif, béni
par la tempête, de claironner son triomphe : “ Et dès lors, je me
suis + baigné dans le Poème / De la Mer […] ”. Ces “ litanies
/ De la Vierge ” facétieusement comparées à l’amour ne peuvent finir
et se déploient sans fin tant elles emportent la volonté, prétend le poème
de Musset. C’est ce qui arrive au Bateau ivre. Malgré la soudaine
apparence de mort des “ immobilités bleues ”, il ne saurait
envisager de retour à “ l’Europe aux anciens parapets ” :
“ Je ne puis plus, baigné + de vos langueurs, ô lames, / Enlever leur
sillage […] ”. Et cette délivrance maritime est bien comparée au goût
des “ fruits défendus ” au quatrain 5 : “ Plus douce
qu’aux enfants la chair des pommes sures[,] / L’eau verte pénétra ma coque
de sapin […] ”.
En
tous les cas, Rimbaud a concentré de façon similaire au C6 de Musset quatre C6
qu’on “ commence ” “ Sans s’arrêter ” à la césure.
Le premier bénéficie d’une orchestration prosodique brillante. Il est
introduit par une sorte d’assonance en [u] mimétique des trois coups au théâtre :
“ Où, teignant tout à coup ” (ns)
et se poursuit sur une mention féerique “ bleuités ” qui, comme
un rideau magique, laisse venir des profondeurs de la scène, – écran
de la surface marine prolongé par sa confusion relative avec l’horizon bleuté,
– les couleurs spectaculaires de l’amour. A moins que nous ne soyons emmenés
à l’opéra dans un concert d’assonances et d’allitérations divines “ plus
vastes que nos lyres ” : “ délires / Et rhythmes lents sous
les + rutilements du jour ”. La symétrie à l’entrevers : “ délires /
Et rhythmes ”, s’appuie sur la reprise de la succession vocalique :
[e] puis [I], comme sur le léger trouble dans l’ordonnancement des liquides
[l] et [R] ; elle est bientôt ponctuée par le contraste : “ délires ”,
“ lents ”, et se voit relayée par une amplification phonématique
ternaire : parallèle “ teignant ”, “ rhythmes
lents ” puis fusion : “ rhythmes lents ”, “ rutilements ”,
que le débordement fougueux à la césure transforme en union de délire :
“ délires / Et rhythmes lents sous les + rutilements du jour, / […] ”.
On ne saurait mieux rendre l’effet rhétorique à la césure que par un effet
de suspens extasié digne du meilleur Hugo. Une étude analytique 4-4-4v pour ce
vers est presque possible : “ Et rhythmes lents + sous les
ruti+lements du jour, ” mais elle ne pourrait être comprise que comme
une mineure complémentaire de l’éblouissant 6-6v.
A
trois vers d’intervalle, le second C6 sur l’article “ les ”
s’impose également dans un cadre de signifiance métrique étendu à deux
vers. L’écho concerne les deux premiers vers de chaque quatrain 7 et 8 :
“ Je sais les cieux crevant + en éclairs, et les trombes / Et les
ressacs et les + courants : je sais le soir, / […] ”. Ici, chacun
de ces deux vers est marqué par un enjambement à la césure. Tous deux
supposent aisément une rythmique ternaire. Toutefois, la position 8 est entravée
pour le premier des deux et le parallélisme rythmique suggéré par la syntaxe
n’est par conséquent pas parallèle entre les deux. Un vers aurait le rythme
syllabique 4-5-3, le suivant serait un trimètre 4-4-4 bien justifié par la
syntaxe et une symétrie disons “ anaphorique ”. Bien que nous
ayons souligné comme improbable en ce poème l’idée d’une autonomie métrique
du vers d’accompagnement 4-4-4v, un rythme tel n’en transparaît pas
moins de façon authentique, et, paradoxalement, ce sont les deux enjambements
à la césure, l’un étant déviant (C6), qui vont justifier une relation bien
orchestrée entre la métrique 6-6v et quelques gradations rythmiques incluant
la formule du trimètre. Le recours partiel au rythme 4v est appuyé par deux
parallélismes précis : “ Je sais les cieux ” répond à “ je
sais le soir ” et, de proche en proche, au syntagme “ L’Aube
exaltée ”, tandis que la symétrie : “ Et les ressacs, et
les courants ”, bénéficie de l’effet de succession. Enfin, l’effet
(hugolien) de détachement de la base adverbiale “ ainsi ” avant
la césure, pour la locution conjonctive “ ainsi que ” peut donner
l’illusion de deux 4-8v pour : “ L’Aube exaltée ainsi qu’un
peuple de colombes ”, et : “ Et je restais ainsi qu’une
femme à genoux… ”, deux
classiques 6-6v sans contredit. Rimbaud ponctue enfin par un impeccable candidat
au titre de tétramètre solennel et classieux : “ Et j’ai vu
quelquefois ce que l’homme a cru voir ! ” Reste que sur trois vers
la configuration métrique est perturbée par l’insistance avec laquelle le
rythme privilégie les poses ternaires ou semi-ternaires, à l’aide de 4v
convergents.
Sur
le plan de la composition d’ensemble du Bateau ivre, Rimbaud a rédupliqué
les effets rhétoriques des deux premiers vers du quatrain 8. Si la
configuration C6 sur l’article “ les ” a quatre occurrences
stratégiques que nous avons placées sous le signe de Mardoche, cette
deuxième occurrence se situe à trois vers d’intervalle de la première. Or,
commencer un syntagme “ Sans s’arrêter ” à la césure, c’est
ce que dit en toutes lettres le présent effet C6 : “ Et les
ressacs, et les + courants […] ”. Mais, outre le pacte à quatre des C6
sur l’article “ les ”, le sémantisme du présent enjambement
“ courants ” répond à l’évidence à deux amorces 3v pour
d’autres vers du Bateau ivre : “ Je courus ” (vers
11) et “ Qui courais ” (vers 77). Rimbaud a établi une double série
d’effets de versification autour de reprises verbales et déverbale : “ Je
courus ”, “ et les courants ”, “ Qui courais ”,
la triple reprise lexicale soulignant la jonction entre les deux séries
d’effets et occupant les trois subdivisions narratives mentionnées plus haut
en 5 (“ Je courus ”), 12 (“ et les courants ”) et 8
(“ Qui courais ”) quatrains. Et la mention “ Qui courais ”
se rencontre dans un quatrain où se voit redoublée la signification du vers :
“ Je sais les cieux crevant en éclairs, et les trombes ”. A la
position antécésurale “ crevant ” répond clairement
l’infinitif “ crouler ” postcésural, avec cet effet particulier
de distribution de part et d’autre de la césure du semi-auxiliaire “ faire ”
et de l’infinitif qu’il régit : “ Quand les [J]uillets
faisaient + crouler à coups de triques / Les cieux ultramarins aux ardents
entonnoirs ”. Ces orages des “ Juillets ” sont bien sûr
les orages révolutionnaires (cf. [L’Orgie parisienne] : “ L’orage
a sacré ta suprême poésie ”). Rimbaud fait se croiser l’allusion à
la bataille romantique à celle de la bataille communarde, à partir d’une réécriture
fine de tel passage de la préface d’Hernani : “ […] la
liberté littéraire est fille de la liberté politique. Ce principe est celui
du siècle, et prévaudra. Les Ultras de tout genre, classiques ou
monarchiques, auront beau se prêter secours pour refaire l’ancien régime
[…] ; chaque progrès du pays, chaque développement des intelligences,
chaque pas de la liberté fera crouler tout ce qu’ils auront échafaudé. ”
Afin
de ne pas entrer dans une trop longue exégèse, contentons-nous pour lors de
constater que les deux “ les ” 6, aux vers externes du quatrain
13, confirment l’idée d’une esthétique du débordement, associée à une
logique d’immersion maritime ou de chute abyssale, périlleuse pour le “ Léviathan ”
et fusionnelle pour un bateau ivre acquis à la logique supérieure des
“ gouffres ” : “ J’ai vu fermenter les + marais énormes
[…] ”, “ Et les lointains vers les + gouffres cataractant ”.
La logique des quatrains 6 à 17 est alors ponctuée par une ultime figure d’éclatement
que caractérise un vers P6 : “ Et je voguais, lorsqu’à +
travers mes liens frêles ” (vers 67). Dans le Sonnet du trou du cul,
Verlaine imitera le “ jusqu’à ” chevauchant d’O’Neddy,
rival du traitement presque plus classique en préposition 2v, mais alors unique
en publication : “ jusqu’à + des juges suppléants ” des Châtiments.
Avec ambivalence ternaire, la césure sur “ à travers ”, rivale
du tout classique 3v antécésurale, est pratiquée déjà dans les Poèmes
saturniens (La Mort de Philippe II, v.145). Rimbaud va enrichir la
structure par conjonction de forces. Pour l’énonciation, la leçon “ lorsqu’à ”
ferait corps et correspondrait à la forme “ jusqu’à ”.
Toutefois, le couple “ lorsqu’à ” n’a pas la même homogénéité
sémantique que le couple “ jusqu’à ”, et l’audace d’O’Neddy
interroge : “ […] jusqu’+à l’heure expi-atoire ”
(ou “ jus+qu’à ” ?). Enfin, “ lorsqu’à ”
n’est pas “ lorsqu’à travers ”, où “ à ” est
tête de locution prépositionnelle. Dans la foulée, à côté du classique 3v
antécésural, on ne peut que plaider pour l’onomatopée métrique : “ à
+ travers ”. Léon Dierx avait déjà proposé une césure sur la préposition
“ à ” tête de locution adverbiale : “ ce qui fut
l’homme est à + jamais enseveli ; ” (Les Lèvres closes, La
Révélation de Jubal). Si le poème de Dierx permettait un suspens
emphatique, l’audace similaire de Rimbaud est plus instable sur le plan
prosodique, malgré la récupération 2v possible. Or, ce vers 67 fait partie
des rares où l’impression du ternaire peut s’imposer avec quelque
apparence, mais, encore une fois, subordonné
à une technique paradoxale de mise en relief de la perturbation métrique à la
césure, puisque l’articulation ternaire facilite le suspens à la césure
fondamentale : “ Et je voguais, / lorsqu’à + travers / mes li-ens
frêles ”. Précisons que l’amorce de ce vers est selon toute
vraisemblance une allusion parodique au Lac de Lamartine et à ses
multiples échos ultérieurs, notamment hugoliens, ce qui ne peut que conforter
l’idée de provocation métrique quand on songe à la très grande harmonicité
classique du vers lamartinien. Mais cette provocation métrique est à nuancer
dans la mesure où prédomine dans la réécriture opérée par Rimbaud une
volonté de mise en perspective des avancées métriques et poétiques du XIXe,
sous l’incontournable patronage d’Hugo, tant le vers 69, amorce de
l’ultime mouvement, est encore une fois très proche du décalque : “ Or
moi, bateau perdu sous les cheveux des anses, ” avec un vers du poème Pleine
mer : “ Dans ce vaisseau perdu sous les vagues sans nombre ”.
Reste
alors la plus nette dispersion des trois ultimes C6 dans le mouvement des huit
derniers quatrains, lesquelles sont renforcés d’un “ comme ”
antécésural au vers 96. Ces quatre audaces caractérisent à l’évidence des
expectatives et saisissements d’angoisse dont l’éclaircissement appartient
à la démarche exégétique : “ taché de + lunules électriques ”°,
“ Fileur éternel des + immobilités bleues ”, “ Noire et
froide où vers le + crépuscule embaumé ”°, “ Un bateau frêle
comme + un papillon de mai ”°. Mais trois (°) de ces quatre suspens métriques
ont ceci d’ambivalent qu’ils rappellent le passé des extases et visions. On
prendra toutefois garde que le vers, souvent admiré des amateurs de Rimbaud :
“ Fileur éternel des + immobilités bleues ”, à partir du moment
où il reconduit la pureté non altérée du bleu et l’absence de mouvement
des “ Fleuves impassibles ”, a peu de chances d’exprimer un émerveillement
poétique. Les “ immobilités bleues ” expriment un changement négatif
où le “ Poème / De la Mer ” a cédé la place au désespoir du
“ calme plat ”, à la façon du poème La Musique des Fleurs
du Mal. L’audace métrique ne présente donc pas tant ici un débordement
de vie ou un arrêt extatique qu’un arrêt de mort et d’ennui, subtilité
retorse qui montre que la signification métrique va de pair avec la compréhension
sémantique et stratégique du discours mis en œuvre. Enfin, le “ comme ”
6 au v.97 isole le quatrain conclusif et rappelle étrangement l’origine
romantique des vers de Baudelaire. En effet, “ comme + un papillon de mai ”
fait écho à l’entrevers des Marrons du feu : “ Comme une
/ Aile de papillon ”. La mise en abîme d’une mise en perspective de
l’histoire romantique du vers MCP apparaît indéniable, à force
d’arguments.
En-dehors
des 10 MCP 6, la versification du Bateau ivre est intéressante à plus
d’un égard. Le choix des transgressions n’y est pas résolument
spectaculaire, mais on y voit se développer nettement des séries, des effets
de combinaisons entre les séries, et s’esquisser quelques valeurs test. Du
point de vue des enjambements épithétiques, on peut distinguer le cas
particulier de l’adjectif 1v antéposé dans “ longs + figements
violets ” (audace rare chez Rimbaud et non portée à ses ultimes conséquences,
fait remarquer J.-P. Bobillot), mais, pour le reste, Rimbaud adopte un profil
romantique banalisé d’épithètes polysyllabiques postposées, le plus
souvent intensives : seconds hémistiches rendus consistants ou presque par
les compléments du nom : “ clapotements + furieux des marées ”,
“ rouleurs + éternels de victimes ”, “ rousseurs + amères
de l’amour ”, “ pieds + lumineux des Maries ”, “ yeux
+ horribles des pontons ”, ou par rallonge d’épithètes homériques
classicisantes : “ confiture + exquise aux bons poètes ”,
“ oiseaux + clabaudeurs aux yeux blonds ” (cf. pour ce vers le
parallèle signifiant avec “ fleurs + d’ombre aux ventouses jaunes ”).
A cette liste ne s’ajoutent que deux cas où les seconds hémistiches sont
plus nettement inconsistants : “ un noyé + pensif parfois descend ”,
“ des archipels + sidéraux ! et des îles / […] ”.
Toutefois, deux cas remarquables appellent notre attention : “ vins
+ bleus ” et “ azurs + vers ”, dans la mesure où ils
apparaissent fort proches de ce qu’on peut appeler l’unité-mot. Le premier
exemple “ vins + bleus ” a été analysé plus haut et il
correspond à une unité nom + adjectif, qui tend à s’imposer comme lexie
synonyme de “ gros vin ”. La brisure métrique permet au poète de
faire sentir qu’en fait de vins il est une alternative aux “ vins bleus ”,
la qualité de “ bleu ” n’étant pas consubstantielle à tout
vin. L’idée est de croiser médiocrité du “ vin bleu ” et
fausseté du “ sang bleu ”. Le second exemple “ azurs vers ”
(abusivement corrigé par l’exemple de la version imprimée des Poètes
maudits : “ azurs verts ” (S. Murphy, éd. Poésies
99) semble fait sur le modèle du “ pâtre promontoire ”.
L’audace métrique aide à la compréhension métaphorique de cet énoncé
nominal condensé, – objet de dévoration. Rimbaud avait-il lu, avant de
composer Le Bateau ivre, le recueil Rhapsodies de Pétrus Borel
paru en 1832 ? Il aurait pu mûrir sa réflexion autour des vers d’un poème
de 1831 intitulé Boutade, où il est question d’un exemple de
juxtaposition nominale soudée par trait d’union sur la césure même :
“ Ho ! que vous êtes plats, hommes lâches, serviles ; / Ho !
que vous êtes plats, vous, qu’on nous dit si beaux ; / Ho ! que
vous êtes plats, que vos âmes sont viles, / Vous de la royauté-charogne,
vrais corbeaux ! ” Pétrus Borel s’est essayé à la création
d’un mot composé et à sa distorsion métrique simultanée. Or, une part
importante des enjambements à la césure peut correspondre à cette signifiance
métrique qui consiste à rapprocher pour mieux ruiner ou mettre en tension.
Enjambement galvanique à la manière des “ enterrés-vivants ” de
Vacquerie cités plus haut, le syntagme “ azurs vers ” invite à
une lecture des visions par inversion, dans un bain qui nettoie du bleu pur par
teintures phosphorescentes de la grande vie des fonds marins.
A
côté des syntagmes adjectivaux, Rimbaud n’a pas ignoré non plus les rejets
de compléments du nom, en privilégiant les têtes nominales 1v à portée
signifiante, ainsi que l’indique la reprise pour “ yeux ” :
“ yeux + des mers ”, “ yeux + des panthères […] ”,
“ eau + d’Europe ”, “ fleurs + d’ombre ”,
mais “ poissons + d’or ”. Il n’a pas ignoré non plus de très
classiques “ enjambements ” sur structures participiales :
“ infusé + d’astres ”, “ crevant + en éclairs ”,
“ baigné + de vos langueurs ”, ni de tout classiques “ enjambements ”
sur consécutions verbales : “ “ suis + baigné ”, “ faisaient
+ crouler ”, “ sentant + geindre ”, “ descendaient +
dormir ”, etc. Enfin, il a accumulé un nombre plus ou moins conséquent
d’enjambements à l’entrevers avec une prédilection pour les rejets 3v. A
ce sujet, on peut remarquer les indices d’une progression de départ :
balancement d’hémistiche à hémistiche dans le premier quatrain : “ les
avaient pris pour cibles / Les ayant cloués nus […] ”, discordance de
quatrain “ Je courus ”, puis série : “ Me lava ”,
“ De la Mer ”, “ Et ravie ”, “ Et rhythmes
lents ”, “ Hystériques ”, “ D’hommes ”,
“ Du flot bleu ”, [“ Qui porte ”], [“ Qui
courais ”], “ Noire et froide ”. Cette série dominée par
les 3v fait allusion, au-delà de semblables constances dans L’Exil des
dieux de Banville, au modèle de “ l’escalier / Dérobé ” :
référence à la bataille d’Hernani qui politise toute la compréhension
métrique du Bateau ivre : poème dont on comprend clairement
qu’il est un concentré des effets métriques perçus par Rimbaud comme représentatifs
de l’avancée romantique. Dans cette structure, on peut dès lors estimer que
la consécution M6 des vers 11 et 12 fait allusion à la consécution C6 dans le
poème Le Voyage de Baudelaire : “ Criant à Dieu dans sa +
furibonde agonie : / “ O mon semblable, ô mon + maître , je te
maudis ! ” ”. Le registre parodique grave de la métrique
dans Le Bateau ivre ne peut plus désormais être ignoré.
Impossible
de tout analyser en l’espace d’un seul article, il faudrait encore traiter
des monosyllabes suspendus à la rime : “ nasses ” et “ lâche ”,
approfondir l’abondante série de rejets postcésuraux de longueur anatonique
1 : “ infusé + d’astres ”, “ fleurs + d’ombre ”,
“ poissons + d’or ”, etc. en compagnie de “ vins + bleus ”
et “ azurs + vers ”, mais aussi de l’entrevers “ peaux /
D’hommes ”, traiter des combinaisons de débordements accumulés :
“ dorades / Du flot bleu, ces poissons + d’or, ces poissons chantants ”,
“ des yeux + de panthères à peaux / D’hommes ”, parler de la
tendance à la distribution syntaxique des vers deux par deux (par distiques
pour dire vite) au sein des quatrains, avec confrontation des cas litigieux. A
tout cela il s’ajouterait des réflexions prosodiques essentielles : soit
“ la houle + à l’assaut des récifs ”, soit “ Et dès
lors, je me suis / baigné / dans le Poème / De la Mer / infusé / d’astres /
et lactescent / Dévorant les azurs / vers / où / flottaison… blême / Et
ravie / un noyé… pensif… parfois… descend ”, soit le parallèle
prosodique d’amorces 3v de vers : “ Qui courais ”, “ Planche
folle ”, où se joue une double allusion à la planche de Banville (Odes
funambulesques, Le Saut du tremplin) et surtout à celle d’Hugo (La
Légende des siècles, Paroles dans l’épreuve, 1859).
En
tous les cas, les 6-6v doivent se chercher dans tous les alexandrins de Rimbaud.
Les effets d’enjambement ou déviance font partie d’un réglage métrique
signifiant subordonné à la prédominance du mode 6-6v, au moins
jusqu’en 1872. Le raffinement de détail quant à la pratique du 6-6v se révèle
impressionnant et riche, et permet d’apprécier l’historicité des poèmes.
Le jeu métrique a pour spécificité de permettre l’allusion, la référence,
voire le parallélisme dans et au-delà du poème. Rimbaud devra s’ingénier
à de plus forts effets de déviance lorsqu’il sera temps pour lui d’opérer
la liquidation métrique. Ce sera l’enjeu des poèmes “ Qu’est-ce ”
et Famille maudite / Mémoire. Mais, la prégnance intangible du
6-6v laisse entendre que Rimbaud n’a pas cru bon d’essayer une nouvelle métrique
à part entière, en fait de longueur dodécasyllabique des vers. Comme le dit
J.-P. Bobillot, en tenant compte de la réponse de Mallarmé à Jules Huret, il
n’y avait pas à négocier, au coup par coup ou non, une nouvelle métrique
sur le plan de la relation à la communauté. Quant à la liquidation métrique,
Rimbaud va l’opérer bien plus efficacement dans le cas de mètres composés
peu traditionnels, ou bien dans la confrontation des modèles culturels
divergents connus sur le plan de la longueur décasyllabique (5-5v, 4-6v, voire
6-4v). La recherche de nouvelles formes, avant de procéder par ruptures
radicales, procède d’un réglage des transgressions qui fait entrer
l’histoire des formes, en l’occurrence métriques, dans une progression
suivie, signifiante, polémique et historiciste, ce qui permet paradoxalement de
rejoindre la discipline et la rigueur classique dans la recherche d’effets de
sens savamment dosés et établis. Reste que notre approche métrique pose également
la question du rapport compliqué de la signification entre nature métrique et
nature prosodique des vers. La notion de prosodie n’étant pas ignorée d’Hugo,
Baudelaire et Rimbaud, il est difficile de ne pas songer que la refonte
rigoureuse d’un tel axe de compréhension devra un jour ou l’autre relayer
le plan de la métrique stricto sensu. Sur bien des points, nous sommes
ici tributaires de nos prédécesseurs et prolongeons leurs travaux dans le sens
d’une synthèse gourmande concernant la première versification rimbaldienne.
Nous pensons avoir enrichi le débat par la mise en perspective historique de
FMCPs6* ! peu connus (notamment O’Neddy et Borel), par une problématique
circonscrivant le 4-4-4v à une pratique ostentatoire ou volontaire, par
quelques synthèses attentives concernant des marges du raisonnement métricométrique
de référence (“ FSM ” 5, épithètes), par une réévaluation de
la chronologie des transgressions métriques (“ que ” 6), etc. Un
paradoxe de notre démarche consiste à mieux affirmer le caractère 6-6v des
alexandrins de Rimbaud, pour, d’autre part, envisager combien les Illuminations
prolongeraient à l’occasion une réflexion métrique.
Cette
étude appelle une suite qui fait que nous tiendrons en réserve certaines
considérations d’ensemble. Mais nous voudrions conclure sur un aspect
fondamental : le caractère progressif lent des formes en France permet de
prendre conscience d’un discours polémique complexe entre les auteurs, qui
est teinté de multiples rappels et renvois, et au sein duquel pouvaient se définir
des catégories affinées d’effets de sens dans le champ de la transgression,
lesquelles pouvaient s’inclure dans des compositions à support parodique
historiciste, ce que nous avons vu être nettement le cas du Bateau ivre.
David
Ducoffre
Références
a) livres :
Jean-Pierre BOBILLOT : Rimbaud.
Le Meurtre d’Orphée. Crise de Verbe et chimie des vers ou la Commune dans le
Poëme, Champion, 2004.
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du vers. Rimbaud, Verlaine, Mallarmé, Le Seuil, 1982 ; L’Art poëtique.
Notions et problèmes de métrique, Presses Universitaires de Lyon, “ IUFM ”,
1994 ; Petit dictionnaire de métrique, Centre d’Etudes Métriques,
Université de Nantes, 1999.
Jean-Michel GOUVARD : Critique
du vers, Champion, 2000.
Michel MURAT : L’Art de
Rimbaud, Corti, 2002.
Steve MURPHY : (éd.) Arthur
Rimbaud, Œuvres complètes, t.1, Poésies, Champion, 1999.
b) articles :
Benoît de CORNULIER : “ La
place de l’accent, ou l’accent à sa place. Position, longueur, concordance ”,
in Le Vers français. Histoire, théorie, esthétique, textes réunis par
Michel Murat, Champion, 2000, p. 57-92 ; “ Sur la métrique des “ premiers
vers ” de Rimbaud ”, Parade sauvage colloque n°2, 1990, p.
4-15 (ouvrage non consulté).
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du syntagme adjectival épithète dans l’alexandrin verlainien ”, in Le
Sens et la mesure : de la pragmatique à la métrique : hommages à
Benoît de Cornulier, éd. Jean-Louis Aroui, Champion, 2003, p.399-414.
Karine DEVAUCHELLE : “ Aperçu
métrique des alexandrins de Leconte de Lisle (1818-1894) ”, in Le
Sens et la mesure : de la pragmatique à la métrique : hommages à
Benoît de Cornulier, éd. Jean-Louis Aroui, Champion, 2003, p. 385-398.
Marc DOMINICY : “ La césure
lyrique chez Verhaeren ”, in Le Vers français. Histoire, théorie,
esthétique, textes réunis par Michel Murat, Champion, 2000, p. 247-296.
Jean-Michel GOUVARD : “ L’Alexandrin
de Victor Hugo. Questions de méthode ”, in Le Sens et la mesure :
de la pragmatique à la métrique : hommages à Benoît de Cornulier,
éd. Jean-Louis Aroui, Champion, 2003, p. 365-384.
Philippe MARTINON : “ Le
trimètre, ses limites, son histoire, ses lois ”, in Mercure de France,
1909, p.620-640 (février) et 40-58 (mars) ; “ La genèse des règles
de Jean Lemaire à Malherbe ” in Revue d’histoire littéraire de la
France, 1909, p.62-87.
Steve MURPHY : “ Effets et
motivations : quelques excentricités de la versification baudelairienne ”,
in Baudelaire. Une alchimie de la douleur. Etudes sur Les Fleurs du Mal,
textes réunis par Patrick Labarthe, Eurédit, 2003, p.265-295 ; “ La
Poétique de la mélancolie dans Mémoire ” et “ Enquête
préliminaire sur une Famille maudite ” in Steve MURPHY : Stratégies
de Rimbaud, Champion, 2004, p.261-420.
S. Paul VERLUYTEN : “ L’analyse
de l’alexandrin. Mètre ou rythme ? ”, in Le Souci des
apparences. Neuf études de poétique et de métrique, éd. Marc Dominicy,
Editions de l’Université de Bruxelles, 1989, p.31-74.
[1] Voir aussi morphèmes, puis “ pour ce ”, {“ dis-je ”}, “ fais-le ” avec e surnuméraires à la rime au XVIe et élisions à l’intérieur du vers. Rappelée par Hugo dans Cromwell, l’élision de l’enclitique “ le ” se rencontrait encore dans les comédies de Molière, Racine, les tragédies de Crébillon père. La règle de l’hiatus fait que l’enclitique devant consonne nous camoufle le respect superstitieux de la règle archaïsante : quelques occurrences dans les tragédies de jeunesse de Lamartine ! A noter la mise en relief à la césure chez Musset : “ Comme Arlequin. – Gardez-le, il vous fera peut-être ” (Les Marrons du feu, v.73).
[2] NB : Graphie subversive : “ Que celle de monsieur + de C***. En politique, ” Mardoche, v.35.
[3] Exception faite de la dispute loufoque entre Régnier-Desmarais et Voltaire.
[4] NB : les linguistes privilégient le morphème comme unité signifiante minimale plutôt que le mot.
[5] Voyez la structure par engrappements syllabiques des vers de Mithridate : “ Absent, mais toujours plein de son amour extrême ”, “ Plus je vous parle, et plus, trop faible que je suis, ” “ Quoi, Prince ! quand, tout plein de ton amour extrême ”, “ Moins vous l’aimer, et plus tâchez de lui complaire ” (vv.55, 741, 1141, 1211), à quoi ajouter par contraste tel emploi non figé en locution : “ Madame, je ne sais quel ennemi couvert ” (v.1185).
[6] Noter la distribution isolée du déterminant en h1.
[7] Une variante de la scène 3 de l’acte II du Véritable Saint- Genest tend à confirmer le recours à ce procédé comme adoption distinctive de la phrase comique dans les tragédies de Rotrou, Corneille et Racine.
[8] Vigny antidatait certains de ses poèmes pour ne pas admettre sa dette à l’égard de Chénier : l’audacieux entrevers dans La Dryade : “ un moment + Joyeuse, ” est soi disant écrit en 1815. S’il ne s’agit pas d’un rejet épithétique, l’adjectif de “ moissons + joyeuses ” de Chénier sera repris en rejet par Emile Deschamps et Sainte-Beuve. Les audaces de Vigny connaîtront leur acmé avec Les Amants de Montmorency et Paris, avant d’en revenir à une versification plus stable (Les Destinées) tout comme Musset.
[9] Cf. Ronsard, Préface sur La Franciade touchant le poëme heroïque : “ J’ay esté d’opinion en ma jeunesse, que les vers qui enjambent l’un sur l’autre, n’estoient pas bons en nostre Poesie : toutefoys j’ay cognu depuis le contraire par la lecture des bons Autheurs Grecs et Romains, comme Lavinia venit / Littora. ”
[10] Toutefois, il faut distinguer entre une approche des singularités métriques au plan de la césure ou du vers et une approche de la distribution de l’énoncé sur plusieurs vers. Chénier est fort intéressant sur ce dernier plan, ce qui ne sera aussi évident que bien après 1827 pour de rares poètes : Verlaine et Hugo lui-même. Chénier avait notamment l’art de passer d’un jeu de ponctuation antécésurielle à un jeu de ponctuation postcésurielle, et vice versa, ou bien l’art d’équilibrer la fonction sujet en fin de vers et le groupe verbal en début de vers, jeux pour lesquels l’approche vers par vers est inadéquate.
[11] Cas particulier du XVIe, quelques rares fois chez Régnier (“ De la douce liqueur + rousoyante du ciel ”) et Corneille, avant un retour en force sous l’impulsion hugolienne.
[12] Les présentes allures ternaires sont difficiles à considérer comme relations supposées au trimètre, à la différence du vers de Verlaine : “ Les yeux noirs, les cheveux + noirs, et le velours noir ” (Poèmes saturniens, César Borgia). Le rythme croissant de faux trimètre anaphorique 3/4/5 n’est pas aléatoire dans sa composition, celui identique de Don Paez est à tout le moins suggestif.
[13] Hugo a composé plusieurs “ comm(e) ” 6 en 1854 et ensuite. Noter l’intérêt métrique des publications tardives ou posthumes de maints chefs-d’œuvre : La Fin de Satan, Dieu, les deux dernières séries de La Légende des siècles, Le Pape, La Pitié suprême, Religions et religion, L’Âne, etc.
[14] B. de Cornulier invite à ne pas confondre le M de voyelle masculine dans DVM avec le M critère métricométrique suspensif. Les raffinements du critère M pour les morphèmes, lexèmes, etc., encourageraient à quitter le critère suspensif simple (“ an(M’)ti(M’)-dérapant ” où M’ est pré-DVM de lexème) pour un critère composé (“ anti(M’)-dérapant ” où M’ est pré-DVM de mot (M) et DVM de lexème (’)).
[15] A noter ces vers peu mesurés : “ Gardiens de nos / Arsenaux / […] ”, Béranger, La Grande orgie.
[16] Inspirée de vers de chant du type des intermèdes lyriques des pièces de Molière (successions 7v et 8v pour Monsieur de Pourceaugnac, scène 8), la crise de discrimination des successions 6-6v et 5v dans La Musique est un aspect plus original cette fois de Baudelaire.
[17] Noter, à la page 88 de la biographie de J.-J. Lefrère, une malicieuse interversion dans les attributions.
[18] Concept clé important de J.-M. Gouvard, voyez son adoption systématique dans Les Trophées de (de) Heredia en 1885, compromis d’arrière-garde étonnant.